CHINE (L’Empire du Milieu) - Littérature

CHINE (L’Empire du Milieu) - Littérature
CHINE (L’Empire du Milieu) - Littérature

Les origines de la littérature chinoise sont à peu près contemporaines de celles des deux autres littératures dont se nourrit encore la tradition du monde civilisé: celle de l’Inde et celle de l’Europe. Ici comme là, ces origines remontent à un ou deux millénaires avant l’ère chrétienne, et le nom de Confucius, vers l’an 500 avant J.-C., marque en Chine une première étape, une sorte de conscience critique qui suggère un rapprochement avec le Bouddha d’une part, avec Socrate de l’autre. S’il est vrai que toute caractérisation implique comparaison, c’est aux littératures de l’Inde et de l’Europe qu’on peut comparer la littérature chinoise pour essayer d’en dégager, soit par analogie, soit par contraste, quelques traits essentiels dont tout son développement apporte des illustrations. On s’en tiendra ici à l’Europe, mieux connue du lecteur, et dont l’histoire littéraire offre avec celle de la Chine des analogies et des différences également instructives.

Seuls avec l’Occident, dans l’ancien monde, les Chinois ont eu le sens de l’histoire et de la philologie, qui a toujours manqué à l’Inde et au reste de l’Asie; et ces disciplines ont joué dans leur littérature un rôle plus considérable encore que dans les nôtres. Il y a vingt siècles que l’on pratique en Chine la critique des textes, dans des bibliothèques pareilles à celle d’Alexandrie, et que s’y est constituée une tradition historiographique d’où est sortie la documentation la plus suivie qui existe sur le passé d’aucune société humaine. Il est vrai que cette tradition s’est bureaucratisée et que, surtout à partir des Tang (618-907), l’histoire officielle est tombée entre les mains de fonctionnaires qui ont négligé la mise en œuvre vivante des documents utilisés, ou bien, s’ils essayaient de trier et d’interpréter ces documents, n’ont guère su s’élever au-dessus des préjugés de leur classe et de leur temps; et ce n’est pas seulement l’histoire, c’est toute la littérature qui est restée en Chine plus impersonnelle qu’en Occident. D’autre part, le sens de la critique philologique a eu pour revers, en Chine, une floraison d’apocryphes et de falsifications littéraires comme on n’en trouve nulle part ailleurs. Si, très tôt, les Chinois s’exercèrent à faire l’histoire critique de leur littérature, la contrepartie en fut une singulière habileté à imiter les œuvres anciennes; et beaucoup de faussaires s’attribuèrent ainsi soit des armes frelatées, mais efficaces dans les luttes et les controverses entre écoles, soit la gloriole d’avoir ressuscité de prétendus trésors de l’Antiquité.

L’Antiquité a toujours été en Chine entourée d’une vénération particulière. Toute eschatologie tendit à y être à rebours, c’est-à-dire que l’idéal futur y fut conçu comme un retour à l’âge d’or du passé. Aussi l’histoire de la littérature chinoise se présente-t-elle comme une suite de renaissances et de réformes, dont chacune prétendait restituer la pureté des sources. Le confucianisme prêchait le retour aux institutions des saints démiurges qui étaient censés avoir fondé la civilisation; le taoïsme se piquait de remonter plus haut encore, jusqu’à l’état de nature qui avait précédé toute civilisation. Aussi le confucianisme a-t-il le culte du livre, par lequel se transmet la tradition civilisée; et par là s’explique un trait propre à la Chine, et qui, lui aussi, la rapproche de nous: on y a toujours eu le goût du livre, de sa facture matérielle, le souci de sa conservation, le sens des bibliothèques et de la bibliophilie. Au contraire de l’Inde où l’élimination du bouddhisme a entraîné la disparition des écritures bouddhiques, la Chine a su conserver une grande partie des livres taoïstes quand, sous les Han (206 av.-220 apr. J.-C.), le taoïsme fut supplanté par le confucianisme, ainsi que l’ensemble des livres confucianistes lorsque, sous les Tang (618-907), le bouddhisme domina la vie religieuse, philosophique et littéraire; et les écritures bouddhiques, à leur tour, n’eurent guère à souffrir de la réaction anti-bouddhique, connue sous le nom de néo-confucianisme, qui s’instaura à partir des Song (960-1279) et fut officiellement sanctionnée par les Ming et les Qing (1368-1911). Mais si, en Europe, l’avènement du christianisme n’empêcha pas la tradition littéraire de l’Antiquité païenne de se maintenir à travers les siècles du Moyen Âge, pour se ranimer au grand jour avec la Renaissance, le déchet fut pourtant bien plus grave qu’en Chine.

Ce n’est pas à dire que le patrimoine littéraire chinois se soit transmis jusqu’à nos jours en son intégralité. À maintes reprises, les bibliothèques impériales furent détruites par le feu ou par le pillage, et, bien qu’on se soit chaque fois efforcé de les reconstituer en faisant appel aux ressources des bibliothèques privées, celles-ci eurent bien souvent à souffrir, elles aussi, des troubles politiques ou des débâcles économiques qui scandèrent sans cesse la succession des dynasties nationales, la récurrence des guerres intestines et la périodicité des invasions barbares. Lorsqu’on feuillette les anciens répertoires bibliographiques qui nous sont parvenus depuis les environs du début de l’ère chrétienne, on y relève une majorité de titres d’ouvrages aujourd’hui perdus. Dans l’ensemble, toutefois, on peut dire que la littérature chinoise s’est remarquablement bien conservée; et ce fait tient à des raisons profondes, dont la principale est l’esprit de continuité qui s’est manifesté à travers toute l’évolution de la civilisation chinoise.

Il n’y a pas eu, en Chine, de ruptures radicales comme celles qu’ont occasionnées en Europe soit l’intervention de Rome et du latin, après la période hellénique, soit le triomphe du christianisme, soit enfin, à une époque plus récente, la formation des nationalités avec leurs langues particulières, la Renaissance, la Réforme, l’essor des sciences et des industries modernes. Si beaucoup de documents littéraires du passé se sont perdus en Chine, la faute en fut à des contingences matérielles bien plus souvent qu’à l’abandon délibéré ou qu’à la destruction imposée en vertu de partis pris religieux ou idéologiques. L’incendie des livres ordonné par le Premier empereur, en 213 avant J.-C., est une exception qui s’inspirait du taoïsme, la seule des doctrines chinoises qui ait toujours été encline à la biblioclastie, et qui se combinait dans ce cas avec un légalisme dictatorial et anti-intellectualiste. Il est vrai que cet événement marque en Chine une coupure aussi grave que, en Occident, l’effondrement graduel de l’hellénisme aux premiers siècles de l’ère chrétienne; mais il s’agissait d’une coïncidence bien plus que d’une cause, et si les institutions et l’écriture elle-même subirent des modifications qui allaient désormais rendre incertaine l’interprétation des textes de l’Antiquité, il n’y eut pas, cependant, passage d’une langue à une autre, comme du grec au latin, et l’évolution devait se poursuivre en Chine sans trop d’accrocs, un peu à la manière de ce qui arriva chez nous dans le monde byzantin, avec l’histoire duquel celle du monde chinois offre plus d’une analogie.

Peu après le début de notre ère, le bouddhisme allait envahir la Chine dans des conditions assez pareilles à celles de la pénétration du christianisme dans notre monde classique. Ce ne fut pas seulement la pensée chinoise qui s’en trouva bouleversée; ce fut aussi la littérature. L’inspiration, les thèmes, les styles se renouvelèrent sous l’influence de cette religion étrangère, influence qui fut prépondérante au cours de plusieurs siècles et notamment à l’époque des Tang (618-907). Mais, tandis qu’en Europe il fallut, en définitive, choisir entre paganisme et christianisme, en Chine les doctrines antérieures au bouddhisme, ou du moins les principales d’entre elles, le confucianisme et le taoïsme, ne disparurent pas pour autant; et, avec la renaissance des lettres prébouddhiques vers la fin du Ier millénaire, puis la formation, un peu plus tard, aux XIe-XIIe siècles, de la scolastique syncrétisante du néo-confucianisme, on aboutit peu à peu, à force de compromis, de prêtés-rendus et d’osmose mutuelle, à cette coexistence des « trois religions » – confucianisme, taoïsme et bouddhisme – qui fait l’étonnement des Européens mais qui, après tout, ne manque pas chez nous d’équivalent; car qui dira si Racine n’est pas aussi grec que janséniste ou si, chez plus d’un écrivain moderne, la tradition de l’Antiquité classique n’est pas aussi vivante que celle du christianisme?

Tels sont quelques-uns des rapprochements que peut suggérer une vue à vol d’oiseau de l’histoire de la littérature chinoise, comparée à celle des littératures européennes ou, plutôt, à l’histoire de la littérature européenne dans son ensemble, envisagée à l’échelle continentale. Car c’est à cette échelle qu’il faut aussi envisager la Chine. La Chine est, au même titre que l’Europe, un continent dont toute l’histoire dénote cette même tendance aux compromis et, par eux, à la continuité, qui se reflète aussi dans sa littérature et qui s’oppose à la logique latine, éprise de solutions tranchées.

Dans le bassin du fleuve Jaune comme dans celui de la Méditerranée, il s’est fondé vers le même temps, il y a quelque deux mille ans, des empires continentaux à prétention universelle qui, succédant à une multiplicité de centres politiques dispersés – les cités en Occident, en Chine des seigneuries territoriales de caractère surtout agraire – ont procédé à leur unification, puis se sont amplifiés en étendant au loin leurs conquêtes. En Occident, l’Empire romain, héritier de celui d’Alexandre, devait s’effondrer pour faire place aux nations modernes, et c’est en vain que périodiquement des Charlemagnes, des Dantes ou des Napoléons devaient rêver à la restauration de l’unité continentale. La paix est certes loin d’avoir régné en Chine depuis vingt siècles, et l’on s’y est battu à peu près autant qu’en Europe. Mais toujours l’idéal d’un État universel – en réalité continental – s’y est perpétué et, à plus d’une reprise, fût-ce sous l’égide de conquérants barbares eux-mêmes conquis à cet idéal, comme les Mongols (1280-1368) ou les Mandchous (1644-1911), cet idéal s’est réalisé effectivement pendant d’assez longues périodes.

On peut juger que cette continuité historique a été payée, comme à Byzance, par un figement des institutions, des arts, des lettres et de la pensée, qui répugne à notre tempérament européen. Mais, quel que soit le jugement porté sur la solution différente de la nôtre que la Chine a apportée aux données de son histoire, il faut constater qu’au point de vue linguistique et littéraire cette solution a entraîné des conséquences dont on ne saurait assez souligner l’importance. Depuis plus de deux mille ans, et jusqu’en 1911, les Chinois ont été gouvernés, si l’on peut s’exprimer ainsi, par des Césars et ont persisté à écrire une seule et même langue, comme l’Europe écrivait le latin avant son émiettement en nationalités; et ils ont partagé de ce fait une culture commune qui fut le plus fort ciment de leur cohésion politique. Les particularités de cette langue, très éloignée aussi bien du latin que des autres langues indo-européennes, ont joué un rôle important dans la littérature chinoise, et il est nécessaire de s’y arrêter assez longuement.

1. Trois éléments

La langue

Caractères typologiques

La langue chinoise comporte deux états assez différents l’un de l’autre. Il y a, d’une part, un chinois vulgaire, ou plutôt une multitude de dialectes vulgaires dont l’un, actuellement celui de Pékin, sert de langue vulgaire commune pour tout l’ensemble du pays, et, d’autre part, un chinois littéraire, qui est le même partout et qui n’a guère changé depuis quelque vingt siècles. Cette langue littéraire est inintelligible à l’audition, et l’on ne peut que la lire et l’écrire: c’est pourquoi on l’appelle généralement la « langue écrite », tandis que le chinois vulgaire, qui peut s’écrire, lui aussi, mais qui seul se parle, est qualifié de « langue parlée ».

Ces deux états de la langue possèdent en commun certains traits essentiels, dont les principaux se rapportent à la nature du mot. Le mot, l’unité lexicale sous sa forme élémentaire, est en chinois formé d’une seule syllabe, et cela aussi loin que l’on puisse remonter dans le passé. Il y a naturellement bien des tempéraments à ce monosyllabisme. Le principal est dû à l’emploi extrêmement développé de termes composés, c’est-à-dire que les mots élémentaires formés d’une seule syllabe s’agrègent constamment en formations complexes qui forment, à leur tour, de véritables mots de deux ou de plusieurs syllabes.

« Homme » se dit ren , « genre » se dit lei : ren-lei , « le genre humain », est un composé fixé par l’usage, qui signifie « l’humanité ». Le disyllabe ren-lei peut, à beaucoup d’égards, se définir comme un mot au même titre que les monosyllabes ren et lei : le mot chinois est donc à la fois monosyllabique et polysyllabique; il n’est pas possible d’en donner une définition qui soit applicable au mot européen. Nous avons, nous aussi, bien des composés dans nos langues; mais le principe de la composition n’y est pas élevé à la hauteur d’un procédé systématique et tout-puissant, comme c’est le cas en chinois. De plus, les composés ont en chinois ceci de particulier que, tout en étant fixés par l’usage arbitraire de la langue, ils restent en général solubles, réductibles, que le sens individuel des monosyllabes qui les forment échappe rarement à la conscience de ceux qui les emploient, surtout s’ils sont lettrés, et que ces monosyllabes peuvent toujours se dégager d’un polysyllabe composé pour servir à former d’autres polysyllabes. Lei , « genre », avec shu , « livre », formera le composé leishu , « livre (dont les matières sont classées) par genre », c’est-à-dire une encyclopédie. Et ainsi de suite. On est en droit d’affirmer que le principe du monosyllabisme est largement valable en chinois. Il est du reste maintenu, du moins dans l’esprit des lettrés, par l’écriture qui est syllabique, c’est-à-dire que chaque signe écrit, ou graphème, note un mot d’une seule syllabe et, par surcroît, n’en note pas la prononciation, mais le sens. Jamais il ne serait venu à l’idée d’un lettré chinois de l’Ancien Régime que le mot pût être autre chose qu’une syllabe, et celle-ci, pour lui, tendait même à se confondre avec son signe graphique à tel point qu’il se faisait du langage une représentation beaucoup plus visuelle qu’auditive.

En littérature, toute la métrique poétique repose sur le monosyllabisme, et il en est de même pour le cursus rythmique de la prose; le même terme yan désigne à la fois le mot monosyllabique et le pied prosodique, l’unité lexicale et l’unité rythmique. Le mètre se compte par yan : le vers, ju , est de quatre, cinq, six ou sept « mots », yan , c’est-à-dire d’autant de syllabes. Et ce même terme ju sert également à désigner la « phrase » de prose, la formule à la fois rythmique et sémantique qui introduit dans le discours un principe d’ordre et d’organisation.

En chinois, il y a, en effet, d’étroits liens entre le rythme et le sens, entre l’économie métrique des syllabes et celle des tranches significatives qui forment les périodes du discours. La chaîne des monosyllabes ne se déroule pas au hasard, en un désordre mécanique qui serait incompatible avec toute expression de la pensée organisée. Elle se répartit en groupements de syllabes dont l’équilibre doit être assez consistant et assez évident pour offrir, à la fois, des reposoirs au souffle et des points de repère à l’esprit. C’est le rythme qui, avec le concours de quelques particules grammaticales, permet au lecteur des textes littéraires de découper ces textes en phrases et en périodes, d’y reconnaître les articulations de la pensée, dissimulées derrière l’uniformité des monosyllabes et de leurs composés polysyllabiques. L’analyse rythmique tient donc, en chinois, la place qu’occupent dans nos langues l’analyse grammaticale et logique; on apprenait aux élèves chinois à « phraser » leurs textes, à les répartir en phrases (ju ) et en membres de phrases (dou ) comme un musicien « phrase » sa partition; et la ponctuation écrite, lorsqu’on l’utilisait dans les textes anciens, était essentiellement rythmique, respiratoire: les signes dont elle se servait, eux-mêmes appelés ju et dou , indiquaient simplement des pauses pour la lecture orale, et n’avaient aucune valeur proprement sémantique. Mais, du seul fait qu’on savait « couper » un texte, on se trouvait en état de l’interpréter, d’en saisir le sens.

C’est par là que s’explique aussi l’importance assignée en chinois aux formulations symétriques, aux effets de parallélisme ou d’antithèse. Lorsqu’on rencontre un groupe de huit monosyllabes prononcés shang tian wu lu ru di wu men et signifiant « monter-ciel-aucune-route-entrer-terre-aucune-porte », on s’aperçoit tout de suite que ces huit monosyllabes s’organisent en deux groupes symétriques de quatre. « Monter » répond à « entrer », « ciel » répond à « terre », « aucune » répond à « aucune », « route » répond à « porte ». Le sens ne peut être que le suivant: « Aucune route pour monter au ciel, aucune porte pour entrer dans la terre », autrement dit: la situation est sans issue. Le passage se « découpe », s’isole de lui-même dans l’ensemble du texte; il forme une « phrase » (ju ) octosyllabique, divisée au milieu en deux « membres de phrase » (dou ) tétrasyllabiques. En l’absence de tout secours morphologique, le sens est livré, à la fois, par l’organisation métrique des syllabes et par la disposition sémantique des mots monosyllabiques. La stylistique littéraire a tiré de cette tendance au symétrisme des effets qui ont souvent tourné à la virtuosité artificielle. C’est sur cette tendance que repose la versification poétique qui a fleuri à partir des Tang. La « prose symétrique » est devenue à certaines époques, notamment sous les Six Dynasties (IIIe-VIe s.), un genre littéraire dangereusement empreint de verbalisme. Mais cette tendance est inhérente à la langue elle-même; on la retrouve dans le chinois le plus courant, et aucune forme du discours ne peut s’en exempter complètement.

Il a été question ci-dessus de l’absence de morphologie en chinois. Il faut entendre par là que la forme du mot chinois est invariable : c’est un des autres caractères essentiels de la langue chinoise. Dans nos langues européennes, comme dans la plupart des autres familles de langues, les mots sont variables: ils revêtent des formes variées qui permettent de distinguer systématiquement soit les parties du discours (le nom, le verbe), soit le genre, le nombre, la personne, le temps, soit encore les rapports des mots entre eux dans la proposition. Il y a bien, en chinois, quelques variations de ce genre: par exemple jian , « voir », et xian , « visible », représentent deux formes variées d’un seul et même mot, et de même xiao , « petit » et shao , « peu », etc. Mais ces alternances sont sporadiques et ne correspondent pas à des catégories grammaticales; elles ne relèvent pas d’un système régulier, elles n’ont rien de nécessaire et d’obligatoire comme nos flexions européennes. Le chinois ne manque pas de moyens pour exprimer le pluriel, le temps et autres catégories grammaticales; il recourt pour cela à des termes auxiliaires (le passé s’exprimera par l’auxiliaire liao , « fini, achevé », etc.); et parfois ces termes finissent par se « vider » de leur sens propre au point de devenir des éléments purement formels, des « morphèmes » (comme -ai , -as , -a dans le futur français, « j’aimerai » de « j’ai à aimer »). Mais alors que, dans nos langues, un nom est nécessairement au singulier ou au pluriel, un verbe nécessairement au présent, au passé ou au futur, ces distinctions ne sont pas en chinois des nécessités imposées par la langue: on peut toujours se passer d’employer les termes auxiliaires qui servent à marquer le pluriel, le passé, etc. Il en résulte des possibilités d’imprécision dont la littérature sait tirer des effets de flou, d’indétermination, de généralité. En poésie, par exemple, l’absence de toute expression de la personne confère à la diction un caractère d’impersonnalité, de généralité qu’il est impossible de rendre dans une traduction européenne, où l’on est forcé de préciser si le poète parle pour lui-même à la première personne, pour d’autres à la deuxième ou à la troisième personne, ou pour tout le monde comme en français avec on. Le texte chinois ne fait que suggérer au lecteur ce que la traduction lui impose: c’est au lecteur de recomposer à sa manière les associations que le poète propose à son intuition.

Après les deux traits de la langue chinoise qui ont été relevés ci-dessus, monosyllabisme et invariabilité, il convient d’en mentionner un troisième: la polytonie , dont la littérature a également tiré parti pour obtenir, notamment en poésie, des effets d’opposition prosodique. Chaque mot monosyllabique est affecté en chinois d’un ton musical défini tant par son inflexion, ou modulation, que par sa clé ou hauteur relative, et qui fait partie intégrante de la syllabe au même titre que les consonnes et les voyelles, de même que, dans nos langues, l’accent d’intensité fait partie intégrante du mot. Les inflexions peuvent être planes (recto tono ), montantes, descendantes, ou encore circonflexes, c’est-à-dire soit montantes avec attaque descendante, soit descendantes avec attaque montante; enfin la phonologie, ou plutôt la « tonologie » indigène compte comme un « ton » la fermeture d’une syllabe par une consonne implosive (kap , kat , kak ), qui ne constitue pas, à proprement parler, une inflexion. Dans la prosodie poétique, à partir d’une époque qui ne semble pas être très ancienne, on oppose, en bloc, d’une part les mots à tons plans ou « plats » (ping ), de l’autre les mots à tons montants, descendants ou implosifs, ces derniers étant groupés sous la dénomination de tons « obliques » (ce ). Des oppositions régulières, d’un vers à l’autre, de ces deux types de tons résulte un effet de balancement qui concourt à l’organisation symétrique de la prosodie. Des procédés analogues se retrouvent dans la prosodie de la « prose symétrique ».

La langue écrite

On appelle ainsi, comme il a été dit plus haut, l’état de la langue chinoise qui a servi d’instrument à la littérature classique; cette dénomination se justifie par le fait que cette langue ne saurait se parler et que, lue à haute voix, elle reste inintelligible à l’auditeur si celui-ci n’a pas en même temps sous les yeux le texte écrit en caractères idéographiques, ou si ce texte ne lui est d’avance connu, comme c’est le cas par exemple au théâtre (comme chez nous à l’opéra). Il s’agit donc d’un idiome réservé aux lecteurs qui connaissent l’écriture, à une élite de lettrés qui, dans la Chine ancienne, considérait cette forme linguistique comme son privilège de classe et lui attribuait un caractère quasi sacré. Plus encore que d’autres langues littéraires et savantes, comme le latin ou le sanscrit, le chinois écrit est la langue d’une classe ou d’une caste, qui se défendait contre l’indiscrétion des profanes et à laquelle on n’accédait que par une longue étude, une sorte d’initiation sous la conduite d’un maître vénéré à l’égal d’un père spirituel. Figée depuis quelque deux mille ans, elle n’a guère été sujette depuis lors qu’à des variations d’ordre stylistique et, tandis qu’à un niveau inférieur la langue parlée poursuivait son évolution naturelle, la langue écrite se maintenait sur un plan artificiel et échappait dans une large mesure aux changements involontaires. Elle a même atteint en certaines de ses phases un degré d’artificialité dont aucune autre langue, pas même le sanscrit, ne saurait donner une idée.

La concision du texte est la caractéristique la plus frappante lorsqu’on compare un texte en langue écrite avec son parallèle en langue parlée: celui-ci est toujours une ou deux fois plus long que la rédaction en langue écrite. C’est que dans cette dernière tombent tous les éléments de « bourrage » qui sont indispensables pour se faire comprendre auditivement. Les monosyllabes de même prononciation, mais de sens différent, étant notés pour l’œil par des signes graphiques différents, il suffit au lecteur de voir tel mot écrit pour ne pas le confondre avec ses homophones.

Il ne faudrait pas s’imaginer que cet « étoffage » du chinois parlé soit l’effet d’une dégénérescence du chinois écrit, ni même de l’appauvrissement que la phonologie chinoise a subi au cours de son histoire. Le chinois écrit est un idiome sublimé, volontairement elliptique et lapidaire. Le sens est suggéré à des initiés, qui doivent le saisir par une intuition longuement cultivée au moyen de la lecture et de l’étude. C’est même une des raisons pour lesquelles la langue écrite s’est maintenue de nos jours contre la langue parlée, dans les textes officiels ou dans la presse, jusqu’à la révolution communiste. Sa brièveté, en effet, permet à l’écrivain et au lecteur d’économiser du temps et de la peine. Par là elle se rattache, en pleine époque moderne, à des langages écrits d’un type mnémotechnique qui remonte aux origines de la civilisation humaine. Aussi haut qu’on puisse atteindre les textes du chinois écrit, on est en droit de se demander dans quelle mesure la langue de ces textes s’écartait du langage oral en usage à l’époque où ces textes furent rédigés. Pour l’époque ancienne, où l’on ne dispose d’aucun terme de comparaison, la question paraît insoluble. À partir de l’époque des Tang (618-907), on commença à écrire des textes en langue orale, dont quelques-uns nous sont parvenus. De l’examen de ces textes, il ressort que, dès cette époque, le divorce était profond entre la langue écrite et la langue parlée; et il est probable que ce divorce a toujours existé, du moins à partir de la grande révolution des Qin qui, à la fin du IIIe siècle avant J.-C., marque entre la langue des écrivains de l’Antiquité et celle de la littérature médiévale et moderne une coupure linguistique très grande. Désormais la langue littéraire se figea et prit un caractère d’artificialité qui pesa lourdement sur les destinées de la littérature.

Ce n’est pas à dire, cependant, que l’hiératisme de la forme ait écrasé, dans cette littérature, toute expression vivante, toute pensée innovatrice et personnelle. Au contraire, l’écrivain se prévaut justement des formes et des formules traditionnelles pour en tirer ses effets les plus originaux; sa liberté s’affirme au sein même des cadres qui lui sont imposés, et avec une efficacité d’autant plus éclatante qu’il est plus docile à ces cadres et sait mieux s’y mouvoir. Mais, comme en tout pays, il y faut du génie, ou du moins du talent; et rien n’est pire que le chinois écrit entre les mains d’écrivains médiocres.

La langue parlée

Entre le chinois écrit et le chinois parlé, les éléments fondamentaux restent les mêmes; typologiquement, le substrat est pareil. Ces éléments sont mis en œuvre de manière différente; la différence est d’ordre avant tout stylistique. La « langue parlée » se différencie elle-même, dans sa réalité orale, en une multitude de dialectes et de patois qui se distinguent surtout par la prononciation aberrante des mêmes mots, dans une moindre mesure par le vocabulaire lui-même et par certaines particularités grammaticales; ces différences sont assez considérables pour qu’un Pékinois ait autant de peine à apprendre le cantonais qu’un Parisien le provençal. Toute la Chine du Nord et une grande partie de la Chine du Centre forment une aire dialectale relativement homogène : on y parle les diverses formes du « mandarin », ainsi nommé parce qu’il servait jadis de langue commune aux mandarins, c’est-à-dire aux fonctionnaires de l’administration impériale qui se trouvaient en poste ou en voyage dans les provinces de l’Empire. Dans les régions côtières, au Sud-Est et au Sud, on parle des dialectes à la fois très différents du mandarin et très différents les uns des autres: à quelques heures de bateau, dans les provinces du Zhejiang, du Fujian et du Guangdong, les gens de Ningbo, de Fuzhou et de Canton ne se comprennent pas du tout entre eux.

Il n’y a pas lieu de s’arrêter ici à ces dialectes du Sud, qui, à de rares exceptions près, n’ont servi à aucune espèce de littérature écrite. Mais il n’en est pas de même des dialectes mandarins. À partir et au-dessus de ces derniers, qui sont assez rapprochés les uns des autres, il s’est constitué à haute date une koinè orale dont la base était, en principe, le dialecte de la capitale de l’Empire, mais élagué de certaines des particularités locales qui, suivant la localisation des capitales successives, caractérisaient ce dialecte parmi les autres dialectes de l’aire mandarine. Cette koinè vulgaire, c’est ce qu’on appelait sous l’Ancien Régime, jusqu’à la révolution de 1911, la « langue mandarinale » (guanhua ), qu’on a appelée sous la République la « langue nationale » (guoyu ) et, sous le régime communiste, la « langue commune » (putonghua ), c’est-à-dire l’idiome vulgaire destiné à servir à tout l’ensemble de la nation, à tous les Chinois quel que soit leur dialecte maternel. Le terme de « langue mandarinale » impliquait en effet qu’il s’agissait d’un idiome réservé à la classe des fonctionnaires, d’une classe administrative et sociale. Or, depuis l’établissement de la République, on s’est efforcé de répandre la connaissance et la pratique de cette vulgate dans toutes les couches de la société, ainsi que dans toutes les aires dialectales, et cela tant par l’enseignement qu’en utilisant délibérément cette « langue parlée » comme « langue écrite », au détriment de l’ancien chinois classique.

Ce n’est pas tant, du reste, en tant que langue administrative, comme ce fut le cas en France, que le parler des capitales impériales s’était, depuis longtemps, imposé comme langue vulgaire commune et maintenu à travers les siècles avec une certaine continuité. C’est surtout la littérature qui a consolidé la tradition de cette vulgate panchinoise. Il s’agissait, répétons-le, non pas d’une véritable langue orale, d’un dialecte purement naturel, mais d’une vulgate présentant un certain caractère d’artificialité, à la manière du latin vulgaire qui est à la base des langues romanes modernes. Le fait important est qu’on ne s’est pas mis en Chine à écrire en pékinois, en cantonais, en dialecte du Zhejiang ou en dialecte du Fujian, comme on s’est mis en Europe à écrire en italien, en français, en espagnol, etc.; on n’a pas dépassé le stade d’un chinois vulgaire qui était la normalisation artificielle des parlers en usage dans les capitales successives de l’Empire.

Dès l’époque des Tang (618-907), ce chinois vulgaire commença à s’écrire. Il semble qu’à l’origine de ce mouvement il faille reconnaître l’action du bouddhisme, religion égalitaire qui s’adressait à tous sans distinctions sociales, et dont l’emprise était très forte sous les Tang. Les premiers textes en langue parlée qui nous soient parvenus sont des vulgarisations de la littérature canonique du bouddhisme, destinées à la prédication populaire. Bientôt cette mode se répandit dans d’autres genres littéraires; les néo-confucianistes, sous les Song (960-1279), notèrent en langue parlée les enseignements de leurs maîtres; enfin le théâtre et le roman, à partir de l’époque mongole (1280-1368), vinrent fixer par écrit une tradition orale déjà ancienne et dotèrent la littérature en langue parlée d’œuvres de longue haleine et de large diffusion.

Cette littérature était naguère tenue en piètre estime par la classe lettrée, qui affectait de l’ignorer, ne prétendant y voir qu’un passe-temps sans valeur sérieuse, bon pour les masses populaires; elle ne se faisait pas faute d’y contribuer, mais en se dissimulant derrière l’anonymat. Il y aurait eu, à ses yeux, sacrilège à confondre cette littérature vulgaire avec la littérature classique, dont la langue était celle des saintes Écritures canoniques du confucianisme: attitude analogue à celle des clercs de notre Moyen Âge à l’égard des œuvres non latines, « romans » profanes, contes, fabliaux ou, plus tard, versions vulgaires de la Bible. Il s’agissait en somme d’une littérature de seconde zone, intermédiaire entre la littérature classique et la littérature proprement populaire, celle des conteurs publics, du folklore local, des chansons qui couraient le peuple ou dont s’amusaient les enfants.

Mais la récente révolution littéraire, suite de la révolution politique de 1911 et conséquence de l’emprise occidentale, a profondément modifié ces points de vue traditionnels. Les historiens chinois ont entrepris, depuis plus d’un demi-siècle, sur les origines et sur le développement de la littérature en langue parlée, une enquête que la Chine communiste a poursuivie avec passion. L’importance de cette littérature vulgaire, le rôle qu’elle a joué dans l’évolution psychologique et morale de tous les milieux sociaux en Chine, y compris celui des lettrés, ont été mis en pleine lumière. Il est désormais nécessaire de tenir compte des résultats de ces recherches.

L’écriture

Tandis que notre écriture, ainsi que toutes les écritures actuellement en usage dans le monde civilisé à l’exception de la seule écriture chinoise, ne fait que traduire pour l’œil la prononciation des mots, en Chine le signe graphique reste indépendant du signe phonique, ou phonème, celui qui s’adresse à l’oreille. On peut en français écrire le mot « dix » de deux manières: soit phonétiquement, en notant sa prononciation, d-i-x , soit au moyen d’un signe visuel indépendant du signe phonique, une barre verticale et un cercle (10 ) dans la graphie des chiffres arabes, une croix (X) dans celle des chiffres romains. Dans l’écriture chinoise, il n’y a pas de graphème d-i-x ; il n’y a que 10 ou X. Nous écrivons donc le mot à travers son phonème, tandis que l’écriture chinoise est idéographique: elle rend l’idée du mot, étant bien entendu qu’il s’agit d’une idée linguistique, non pas de notions ou de concepts indépendants de leur expression dans le langage. À chaque signe de l’écriture chinoise correspond en effet un mot déterminé de la langue chinoise, dont la forme peut varier selon les dialectes, mais qui dans chaque dialecte est le correspondant unique du signe écrit. Par exemple, pour le mot « bois », on se sert d’un signe d’écriture qui est la figuration d’un arbre: , anciennement : un trait vertical pour le tronc, traversé en haut d’un double trait pour les branches, en bas d’un double trait pour les racines. Ce signe se « prononce » mu à Pékin, mo à Shanghai, muk à Canton; il a même été utilisé par les voisins de la Chine pour écrire les mots qui signifient « bois » dans leurs langues à eux, ki en japonais, namu en coréen. Théoriquement, nous pourrions, nous aussi, emprunter ce signe chinois pour écrire notre mot « bois ». Si nous appliquions par exemple le système japonais, nous écririons « bois » au moyen de l’idéogramme chinois (le tronc, les branches, les racines), « boiser » au moyen de ce même idéogramme, mais en y ajoutant les signes phonétiques e-r ; « reboisement » s’écrirait r-e , plus l’idéogramme, plus e-m-e-n-t , et ainsi de suite. Lorsque, pour le mot « dixième », un Français écrit 10e et non dixième , un Italien 10mo et non decimo , un Anglais 10th et non tenth , un Allemand 10ter et non zehnter , ils procèdent à la japonaise.

Ce système a l’avantage de permettre l’utilisation de l’écriture chinoise par des gens qui ne prononcent pas les mots de la même façon. Et c’est, pour une part, à la conservation de ce type de graphie qu’est dû le maintien de l’unité culturelle de la Chine, et même de son unité politique, à travers tant de siècles et de si vastes espaces: de nos jours, à Pékin, à Shanghai et à Canton, on lit les mêmes textes, en les prononçant tantôt à la manière de Shanghai, tantôt à la manière de Canton (à moins qu’on n’ait appris à les lire conformément à la « phonologie nationale », celle de la langue commune qui repose sur le pékinois). La contrepartie est que l’apprentissage de l’écriture exige en Chine un gros effort. Il s’agit de s’assimiler non pas, comme chez nous, une trentaine de signes d’écriture, mais bien plusieurs milliers, plusieurs centaines en tout cas pour être en état de lire le texte le plus élémentaire. C’est ce qui explique le caractère savant et socialement fermé de la littérature classique.

Il est vrai que l’étude de l’écriture chinoise est sensiblement facilitée par la structure des signes écrits, qui offre à la mémoire toutes sortes de points d’appui. À l’origine, il y a évidemment une pictographie: comme en Égypte ou à Sumer, l’écriture a commencé par des représentations figurées. Le dessin d’un arbre a servi pour écrire le mot « bois », celui d’une tour pour le mot « haut », deux traits horizontaux parallèles pour le mot « deux » ou encore, par voie d’association, le soleil et la lune pour le mot « clarté », une femme sous un toit pour le mot « tranquillité », une femme et un enfant pour le mot « aimer ». Ce fonds primitif de l’écriture chinoise ne constitue qu’une partie tout à fait infime de l’écriture actuelle; et encore la valeur pictographique de ces signes n’apparaît-elle plus guère dans la graphie moderne. Il faut souvent remonter jusqu’aux premiers documents de l’écriture chinoise, vers la seconde moitié du IIe millénaire avant J.-C., pour retrouver le pictogramme originel. Mais, dès cette époque, la plus haute où nous puissions atteindre l’écriture chinoise, celle-ci était déjà assez évoluée; elle n’était plus ni purement pictographique, ni même purement idéographique. Déjà les signes d’écriture comportaient des éléments employés avec une valeur phonétique. Dans l’écriture chinoise actuelle, l’immense majorité des signes est formée de deux éléments, l’un qui se rapporte au phonème, l’autre au sémantème. L’écriture est donc devenue phonographique dans une certaine mesure. Mais les scribes qui l’ont fixée au cours des siècles n’ont pas cherché à noter tous les éléments du phonème (initiale, finale, ton) et surtout l’évolution phonétique à travers les siècles a varié considérablement, si bien qu’à voir pour la première fois un signe inconnu il est impossible d’en deviner la prononciation exacte.

Cette écriture, unique survivance dans le monde moderne d’un type de graphie extrêmement ancien, apparaît à beaucoup de Chinois eux-mêmes comme un anachronisme et, depuis le début de ce siècle, il n’a pas manqué de tentatives pour la réformer, ou même l’abandonner et y substituer une écriture phonétique. Aucune de ces tentatives n’a jusqu’ici abouti: l’actuel gouvernement communiste préconise bien en principe l’adoption d’une écriture phonétique, mais il se montre très prudent dans la réalisation de ce projet. En ce qui concerne la littérature, l’écriture idéographique a joué un rôle capital en maintenant le caractère monosyllabique de la langue écrite, en cantonnant la connaissance de cette langue dans une élite restreinte et en assurant à la tradition littéraire une continuité telle qu’un texte écrit il y a deux mille ans reste déchiffrable d’emblée à un lettré chinois d’aujourd’hui, de même qu’un Européen moderne n’a pas besoin de savoir que « dix » se disait decem en latin pour déchiffrer le signe X dans une inscription latine.

Le livre

Jusqu’à l’invention du papier sous les Han postérieurs (23-220), le livre chinois consista en fiches de bambou ou de bois, attachées en liasses et sur lesquelles on écrivait tout d’abord au moyen de styles trempés dans du vernis ou de la laque, puis plus tard au moyen du pinceau souple, formé de poils introduits dans un tube de bambou et trempé dans l’encre au noir de fumée.

Le papier, qui passe pour avoir été inventé en 105 après J.-C. et dont les premiers spécimens qu’on ait retrouvés datent en effet de cette époque, n’était en principe pas collé; il en résultait que ce papier buvait l’encre comme un buvard et ne pouvait s’écrire que d’un seul côté. Les manuscrits de papier s’enroulaient en volumina (juan ), formés de lés dont les dimensions étaient généralement standardisées mais qu’on collait les uns aux autres bout à bout, de sorte que l’ensemble du rouleau atteignait souvent une longueur considérable. Le terme juan resta en usage pour désigner les sections des ouvrages, même après l’abandon du livre en rouleaux.

Dès le Xe siècle une nouvelle invention, l’imprimerie, dont les premiers produits qui nous soient parvenus remontent au VIIIe siècle, se répandait en Chine et allait bientôt éliminer complètement la tradition manuscrite. Le plus ancien procédé d’imprimerie, resté le plus usité jusqu’à l’époque moderne, était la xylographie, c’est-à-dire l’impression de feuillets entiers au moyen de planches sur lesquelles les caractères étaient gravés en creux. L’emploi de caractères mobiles, en terre, en bois ou en métal, suivit un peu plus tard mais ne devait se diffuser réellement qu’à l’époque moderne. Les rouleaux furent remplacés par des feuillets oblongs, attachés entre eux par des liens, ou encore pliés « en paravent », comme des accordéons, ou enfin pliés en deux et brochés par les deux bords, le pli se trouvant sur la tranche du livre, à l’extérieur, et chaque feuillet comportant deux pages, un recto et un verso. La facture du papier, la calligraphie des textes gravés, l’encrage, la brochure, la reliure (consistant en planchettes de bois ou en cartonnages, toujours couverts d’étoffe, qui enserrent les fascicules brochés) ont atteint un degré de perfection qui a fait du livre chinois un objet d’art incomparable, collectionné par de nombreux amateurs.

Les éditions anciennes, à partir des incunables des Cinq Dynasties et des Song (Xe-XIIIe siècle), ne sont pas rares, et la critique textuelle a eu de quoi s’exercer. Les œuvres de la littérature chinoise existent, pour la plupart, en éditions critiques établies avec soin par les érudits chinois, principalement depuis le XVIIIe siècle. Mais, à ce point de vue, l’éviction de la tradition manuscrite, dès les Xe-XIe siècles, par la tradition imprimée, a eu les conséquences les plus fâcheuses. Les manuscrits anciens ont été délaissés, abandonnés, perdus; on n’a pratiquement aucune pièce d’archives remontant plus haut que l’invention de l’imprimerie; et la tradition des textes ne se laisse guère suivre au-delà des environs de l’an 1000. Cette grave lacune a été en partie réparée par la découverte fortuite, en 1900, d’une importante bibliothèque de manuscrits antérieurs à l’an 1000, dans une grotte des environs de Dunhuang, localité située dans la province du Gansu, aux confins de la Chine, de la Mongolie et du Turkestan. Une partie de ces manuscrits a été emportée à Londres et à Paris, en 1907 et 1908, par les explorateurs Aurel Stein et Paul Pelliot; le reste a été déposé à la Bibliothèque nationale de Pékin, ou a pris le chemin du Japon ou de la Russie. L’inventaire et l’étude de ces matériaux renouvellent en Europe et en Extrême-Orient l’histoire littéraire sur plus d’un point, notamment en ce qui concerne les débuts de la littérature en chinois vulgaire.

Depuis le début du XXe siècle, les procédés occidentaux de typographie et de présentation matérielle des livres ont peu à peu supplanté les procédés anciens, et ceux-ci ne s’emploient plus guère que pour des publications de luxe.

2. L’époque archaïque

Les premiers documents

Épigraphie des Shang (XIVe-XIe s. av. J.-C.)

Certains des historiens chinois actuels prétendent que l’origine de la littérature chinoise est à chercher dans les chants du peuple au travail se plaignant de l’oppression qu’il subit. Cela rejoint la théorie qui veut que les premiers modes d’expression de l’homme aient été la musique, la danse et des phrases dont le rythme correspondait à celui de la musique et de la danse. Mais ces auteurs chinois ajoutent que c’est dans les cadences du travail en commun que le peuple a découvert le rythme. Or nous avons, dans des ouvrages anciens, de courts textes rythmés qui nous sont présentés comme datant de la plus haute antiquité. Quoi qu’il en soit de la théorie, ces poèmes ont été généralement considérés comme apocryphes.

On peut donc admettre que les plus anciens documents écrits qui aient été retrouvés en Chine sont des inscriptions divinatoires tracées sur des écailles de tortues ou sur des os. Ces textes relatent des oracles tirés de l’interprétation des craquelures qui se formaient sur ces écailles ou sur ces os lorsque les devins en exposaient au feu l’une des faces; sur l’autre face, les scribes inscrivaient généralement aussi bien la question que la réponse, par exemple: « Divination de tel jour: le roi chassera-t-il le cerf à tel endroit? – Tel jour: pas de chasse, vent. » Un grand nombre de ces inscriptions divinatoires ont été exhumées, depuis la fin du XIXe siècle, à Anyang, dans le nord de la province actuelle du Henan, capitale de la dynastie des Shang. Les paléographes chinois se sont efforcés d’établir la chronologie de ces inscriptions dont les dates semblent s’échelonner entre le milieu du XIVe et le milieu du XIIe siècle avant J.-C.

Ces documents sont d’un grand intérêt pour les débuts de l’histoire de la Chine, mais l’on ne saurait naturellement y chercher de la littérature. Ils sont très brefs (le plus long compte une centaine de caractères) et la langue est d’un laconisme tel qu’on se demande si ces textes relèvent bien de la linguistique orale ou s’ils ne représentent pas plutôt une mnémotechnie graphique. Ces inscriptions ne semblent comporter ni rimes, ni structure rythmique bien définie. La syntaxe est déjà celle du chinois classique. Le lexique n’est pas aussi pauvre qu’on l’avait pensé tout d’abord: il compte déjà près de 4 000 mots (ou caractères) d’après certains auteurs, plus de 5 000 d’après d’autres, dont plus de 2 000 seulement sont déchiffrés. Cette richesse de langage d’une population considérée souvent comme primitive est remarquable: elle montre que la civilisation des Shang avait déjà atteint un assez haut niveau. On a aussi, des Shang, des inscriptions sur des objets rituels en bronze; elles sont parfois un peu plus développées que les inscriptions divinatoires, mais n’ont guère plus de valeur littéraire. Il est possible que, dès l’époque des Shang, la Chine ait possédé les éléments d’une littérature. L’écriture est déjà complexe; la civilisation, connue par les inscriptions et par un art très élaboré, n’a rien de primitif. Mais, de cette littérature, nous n’avons pas de témoignage concret.

Épigraphie des Zhou (XIe-XIIIe s. av. J.-C.)

Les inscriptions sur bronze et parfois sur pierre de la dynastie suivante, celle des Zhou, qui régna effectivement du XIe siècle à 771 avant J.-C. (période dite des Zhou occidentaux), puis nominalement de 770 à 256 (période dite des Zhou orientaux), revêtent des formes littéraires qui font de certaines d’entre elles des monuments littéraires aussi importants que ceux de la littérature traditionnelle. On y observe des formules rythmiques bien marquées, des rimes, sinon des vers. En dehors de simples dédicaces aux ancêtres divinisés, beaucoup de ces inscriptions se rapportent à des serments, des sacrifices, des événements militaires ou civils, que les pièces en bronze étaient destinées à commémorer; et les scribes, qui étaient déjà des littérateurs, se sont livrés à des développements analogues à ceux que nous a transmis le plus ancien recueil de la prose antique, les Documents .

Les Zhou occidentaux (1050-771 av. J.-C.)

À cette époque remontent trois recueils, les Documents (Shu ), les Poèmes (Shi ) et les Mutations (Yi ), qui sont à la base de la tradition littéraire chinoise. La datation en est du reste approximative; d’après la critique actuelle, la plupart de ces textes ne sont guère antérieurs à l’an 800 et certains d’entre eux descendent jusqu’à 600 environ et même plus bas. Ces trois recueils passent respectivement pour les « ancêtres » de l’histoire, de la poésie et de la philosophie, et, dans cette civilisation où les ancêtres se divinisaient, ces prototypes devaient toujours demeurer une source d’inspiration vénérée entre toutes. La langue en est fort différente de celle des inscriptions des Shang, et l’est également de la langue classique telle qu’elle devait se fixer quelques siècles plus tard; ses rapports avec le chinois classique sont du même ordre que ceux des textes homériques avec le grec classique. Elle est par contre très proche de la langue des inscriptions des Zhou, dont le témoignage confirme l’ancienneté des textes contenus dans ces trois recueils et permet de les mieux comprendre. Les plus anciens de ces textes sont souvent de nature religieuse ou au moins rituelle, que ce soient les hymnes sacrificiels des cérémonies au temple des ancêtres, des livrets pour les cérémonies de la cour ou des textes divinatoires.

Les Documents sont un recueil d’une trentaine de pièces, en prose pour la plupart, émanant des scribes royaux des Zhou; mais ils ne sont pas, en réalité, de simples documents: il s’agit plutôt d’élaborations littéraires rédigées dans le style de ces documents et qui servaient parfois, semblet-il, à les introduire. Nous sommes déjà en pleine littérature: la prose des Documents , avec son rythme pesant, ses monosyllabes puissamment chargés de sens, ses coupes symétriques et massives, ses pauses lentement scandées, est restée le modèle d’un style archaïque employé ensuite en certaines occasions solennelles.

Le recueil des Poèmes contient 305 pièces de vers, généralement rimés et souvent allitérants, dont le schème prosodique est à base tétrasyllabique, les tons des monosyllabes n’étant pas utilisés dans cette prosodie de manière systématique; les rimes sont réparties assez diversement, le plus souvent à la fin des vers, dans des strophes qui sont de longueur variable. Mais, à l’intérieur de cette définition prosodique, les poésies de ce recueil sont de genres et d’époques très divers.

Les textes groupés sous le titre des Mutations ont pour noyau originel un manuel de divination, reposant sur un système de figures de six lignes (hexagrammes), qui pouvaient se disposer de soixante-quatre manières différentes et dont les devins tiraient présage pour deviner le faste ou le néfaste. Ce procédé de divination, qui se pratiquait concurremment avec celui de l’exposition au feu de morceaux d’écaille ou d’os, impliquait en pratique l’emploi de bâtonnets d’achillée que les devins manipulaient pour en tirer ces figures, formées de lignes superposées, les unes pleines et continues, les autres dédoublées en deux tronçons. À chacune de ces figures de six lignes superposées, les devins avaient assigné des noms, et ils avaient constitué des manuels qui les expliquaient; le texte des Mutations qui nous est parvenu est le manuel qui était en usage à la cour des Zhou. Il comprend tout d’abord des gloses en prose sur chacun des soixante-quatre hexagrammes considéré dans son ensemble, avec des gloses poétiques se rapportant, en six paragraphes, à chacune des six lignes des hexagrammes (cette partie principale est datée, selon les auteurs, du VIIIe au VIe siècle av. J.-C.). Ces gloses firent à leur tour l’objet de commentaires systématiques, et sur cette base proprement divinatoire vint s’édifier peu à peu, sous les Zhou orientaux, une superstructure d’interprétation symbolique ou rationnelle qui, consignée dans une série d’appendices, donna naissance à une métaphysique. Avec ces textes obscurs et presque intraduisibles, tant le vocabulaire technique en manque d’équivalents dans nos langues, on est aux sources vives de la philosophie chinoise, qui devait toujours rester une philosophie de la nature, un naturalisme fortement accroché au concret et lié à des représentations visuelles s’exprimant volontiers sous la forme de diagrammes synoptiques. Presque tout le vocabulaire philosophique chinois remonte aux Mutations , dont l’étude est indispensable à quiconque veut approfondir les notions fondamentales de la pensée chinoise. Les auteurs chinois modernes retrouvent dans les parties les plus anciennes des Mutations un contenu concret sur l’évolution des modes de vie, par exemple certains traits de vie nomade, de mœurs sociales, par exemple le mariage par rapt ou le système pénal, qui remonte à la dynastie Shang. Les quelques poésies très courtes qu’on y trouve sont aussi considérées comme plus anciennes que celles du Shi .

Tels sont les trois monuments les plus anciens de la littérature chinoise, ceux qui en représentent, peut-on dire, la période archaïque. Il n’a pas été tenu compte ci-dessus des traditions plus ou moins tardives qui ont prétendu attribuer la composition ou la révision de ces textes à de grands noms de l’Antiquité, et qui les ont érigés en « canons » (jing ) ou règles normatives, sources de toute vérité et de toute sainteté. Le mot jing se traduit aussi par « classiques », parce que ces textes sont effectivement devenus, dans le confucianisme, la base de l’enseignement classique dans les écoles.

3. L’Antiquité

Les Zhou orientaux. (770-256 av. J.-C.)

Les « Annales » (722-481)

De la première période des Zhou orientaux (ainsi nommés parce qu’en 771 la capitale royale fut transférée de la province actuelle du Sh face="EU Caron" オnxi dans celle du Henan, située plus à l’est), il ne nous reste que quelques chroniques historiques dont l’une, celle de la principauté de Lu (dans l’actuel Shandong), était intitulée les Printemps et Automnes (Chunqiu ), c’est-à-dire les saisons, les années, donc les Annales . Cette chronique couvre les années 722-481 avant J.-C., et a donné son nom, dans la tradition historique, à la période correspondante. La seigneurie de Lu était la patrie de Confucius, et c’est à l’école de Confucius que nous devons la conservation de sa chronique; on prétendait même dans cette école, dès le IVe siècle, que Confucius était l’auteur, ou tout au moins le réviseur (des historiens actuels en Chine admettent encore ce rôle de Confucius; il est certain en tout cas que Confucius se servit de ces Annales dans son enseignement), de ce texte qui présente pourtant toutes les caractéristiques d’une chronique d’archives due à des historiographes anonymes, tels qu’il en existait alors dans toutes les cours chinoises. C’est un simple mémento chronologique, sec et nu, mais d’une grande précision et d’une terminologie très surveillée, des événements intéressant le pays de Lu: l’a b c de l’histoire, comme on en trouve dans toutes les civilisations primitives, mais d’une minutie qui devait donner le ton à toute l’historiographie chinoise ultérieure. Le conservatisme chinois a eu pour effet que jamais en Chine l’histoire ne devait se libérer complètement de ses origines annalistiques et officielles, telles qu’on les saisit dans les Printemps et Automnes . La forme annalistique qui classe les faits dans le cadre brut des années, des mois, des jours, l’usage scrupuleux mais servile des documents d’archives reproduits tels quels, la critique n’intervenant que dans le choix des documents, la mainmise de l’État sur l’historiographie, réservée en principe à des fonctionnaires officiels, tels sont, avec une précision et, dans l’ensemble, une sûreté uniques au monde, quelques-uns des traits de l’historiographie chinoise qui remontent aux Annales de l’Antiquité.

Avec la chronique brute de la principauté de Lu nous sont parvenus, sous le titre de Traditions (Zhuan ), trois commentaires mis sous les noms de personnages obscurs, Zuo, Gongyang et Guliang, qui auraient été des disciples de Confucius ou de ses disciples, vers le Ve siècle avant J.-C. Les deux derniers de ces commentaires sont de nature surtout éthique et rituelle; ils jugent les faits selon les critères de l’école confucianiste, probablement tardive (IIIe siècle). La Tradition de Zuo (Zuo zhuan ), qui doit dater de la même époque, est par contre une histoire large et vivante de toute la Chine antique à l’époque des Printemps et Automnes . C’est une fresque ou, plutôt, une merveilleuse eau-forte de l’Antiquité chinoise; l’œuvre est d’un tel réalisme qu’elle a été à diverses reprises condamnée par l’orthodoxie confucianiste, dont elle choquait la gravité compassée.

Confucius et Mozi (env. 550-400)

Confucius (Kongzi) est plus important dans l’histoire de la pensée chinoise que dans celle de la littérature. Dans le domaine littéraire, disons que le seul ouvrage où l’on ait des chances de percevoir un écho direct de sa personnalité et de son enseignement n’est pas de sa main: c’est un recueil de ses entretiens, intitulé Discussions et conversations (Lunyu ) et compilé bien après sa mort par les soins de l’école qu’il avait fondée et où l’on vénérait sa mémoire. Telle était cette vénération que, pour ne pas risquer de fausser les礼塚晴見 du maître, on s’efforça de les enregistrer tels qu’il les avait prononcés, sous une forme souple et vivante qui représente évidemment la langue parlée de l’époque. Ce recueil prend par là une valeur littéraire de premier ordre. Libres et familières, pleines d’idiotismes et de particules nuancées, les paroles de Confucius conservent une saveur et un relief extrêmes; il n’est pas de prose antique qui soit restée plus fraîche. Comme les Évangiles ou les dialogues socratiques, c’est un mélange d’apophtegmes et d’anecdotes, parfois très brefs, mais d’une singulière prégnance, tout en allusions et en finesses (qu’il n’est souvent plus possible de bien saisir aujourd’hui). Aucun développement discursif: tout est concret, l’idée est indiquée en quelques mots, parfois même par l’éloquence muette d’une façon d’agir ou d’une attitude du maître, décrites sans commentaires; au lecteur d’en tirer la morale.

Entre Confucius et l’apogée philosophique et littéraire des environs de l’an 300 avant J.-C. se place Mozi, « maître Mo », lui aussi originaire de la principauté de Lu, qui vécut dans la seconde moitié du Ve siècle avant J.-C. Très différents des écrits confucéens, ceux de Mozi traitent ex cathedra de sujets déterminés; ils se présentent sous la forme de véritables leçons, dont le style est oratoire et abonde en développements dialectiques. Malgré son importance à son époque, l’école de Mozi n’a guère eu par la suite de descendance philosophique ni littéraire.

L’époque des Principautés en guerre (Ve-IIIe s. av. J.-C.)

C’est vers la fin de cette époque, aux alentours de l’an 300 avant J.-C., que se situe l’âge d’or de la littérature antique, si l’on entend par « antiquité » la seconde partie de l’époque des Zhou, celle qui précéda la transformation de la Chine en un Empire centralisé sous les Qin (221-206 av. J.-C.) et les Han (206 av.-220 apr. J.-C.), par opposition à l’époque des premiers Zhou qualifiée ici d’« archaïque », et à l’époque postérieure aux Han envisagée comme un « Moyen Âge ». À partir du Ve siècle, la dynastie des Zhou était privée de tout pouvoir réel; entre les seigneuries, devenues des États indépendants, sévissaient perpétuellement des guerres qui équivalaient en fait au règne de l’anarchie. L’affaiblissement de l’autorité politique, joint à un renouvellement des cadres sociaux et économiques, eut pour contrepartie une liberté de pensée et d’expression qui porta, dans le domaine culturel, et en particulier dans celui de la littérature, des fruits d’une abondance et d’une variété sans égales. Restées pour la plupart anonymes auparavant, les œuvres portent désormais des noms et, si ces noms ne signifient pas toujours qu’un seul et même individu en ait effectivement été l’auteur, du moins les œuvres émanent-elles d’écoles qui se réclamaient de maîtres individuels et sont-elles marquées de l’empreinte de personnalités indépendantes, parfois même en rébellion violente contre les conditions sociales et politiques de leur temps. Le rêve d’un regroupement pan-national de la Chine, le mythe, déjà glorifié par Confucius, d’une restauration de l’État unitaire et organiquement parfait de l’âge d’or orientaient la pensée philosophique vers un unitarisme qui contribua au développement de nouvelles valeurs métaphysiques. En même temps, la poésie inventait des accents personnels et s’inspirait de thèmes non collectifs qu’elle n’avait encore jamais exploités. Enfin l’histoire et la pensée politique se dégageaient du carcan officiel et se livraient aux jeux de l’imagination et de la discussion.

Les philosophes

Il ne saurait être question ici d’exposer les doctrines proprement philosophiques de la fin des Zhou; on n’en retiendra que les aspects littéraires. La plus ancienne des œuvres philosophiques de cette époque, qui nous soit parvenue, est celle de Mencius (Mengzi, « maître Meng »), qui vécut dans la seconde moitié du IVe siècle. Comme Confucius, comme Mozi, Mencius était originaire du pays de Lu; mais Mozi lui était en horreur, et ce sont les doctrines de Confucius qu’il développa dans un recueil composé à la manière des Entretiens , mais plus développé et plus explicite. Analogue à celui des Entretiens , mais beaucoup plus élaboré, le style de Mencius est vif, délié, pénétrant; c’est celui de la conversation ou de l’instruction familière, manié par un penseur plein d’idées et de vues personnelles. De même que les Entretiens , le Mengzi n’est d’ailleurs probablement qu’une compilation des disciples du maître.

À la même époque que Mencius, l’école taoïste s’oppose radicalement au confucianisme. Cette opposition répond à une sorte de polarisation fondamentale et permanente du génie chinois. Vis-à-vis du confucianisme, pôle idéaliste, aspect raisonnable, ordonné, moralisateur de l’esprit chinois, le taoïsme en illustre une tendance anarchique et libertaire: c’est la poésie, c’est la mystique, c’est le paradoxe et le cynisme. Du point de vue littéraire, c’est incontestablement le taoïsme qui a donné à la Chine antique ses œuvres les plus belles. Le Laozi est un petit bréviaire de la doctrine taoïste, en 81 paragraphes, rédigé en un mélange de prose rythmée et de vers libres. La langue en est d’une haute tension poétique, si dense, si hermétique que l’ouvrage se présente comme une suite d’énigmes cryptiques et parfois goguenardes. Plus accessible, bien que le style en soit similaire, est le grand corpus d’écrits taoïstes qui porte le titre de Zhuangzi . Cet ouvrage ne témoigne pas seulement d’une profondeur de pensée incomparable: c’est une merveille d’art. Grâce à une imagination extraordinairement précise, servie par un vocabulaire d’une richesse inouïe, il réussit à faire surgir en plein relief concret toute une métaphysique du dao , de l’absolu suprasensible, accessible à la seule connaissance mystique. La vérité est dans le retour à la nature, à une nature sublimée par la culture humaine; il faut se refaire une docte ignorance. Devant le lecteur médusé défile la plus étonnante galerie de types grotesques ou de figures cocasses, nains et culs-de-jatte, fous et idiots, bandits qui débitent des leçons de morale devant Confucius ahuri, dieux bavards et monstres mythiques, et toutes sortes d’animaux croqués d’après nature dans des fables d’une verve impayable. La langue est d’une vigueur, d’une succulence, d’une variété extrêmes; depuis les grands envols lyriques, souvent rythmés et rimés, jusqu’aux adages sentencieux, aux métaphores les plus hardies et aux vulgarismes les plus idiomatiques, il n’est aucune ressource qui lui échappe.

À cette école taoïste se rattachent également, par des liens inattendus mais indéniables, les œuvres des philosophes de l’école dite des lois. Les noms les plus célèbres de cette école, avec Guanzi , œuvre composite et difficile à classer et à dater, sont Shangzi et Hanfeizi , du nom de leurs auteurs Shang Yang et Han Fei. Le premier est un réaliste à la manière de Machiavel, sans la finesse, mais plus attentif aux questions économiques; son style est d’une dureté de pierre, impitoyable comme une force de la nature. Le second est un penseur méthodique et lucide, avec parfois des éclats de lyrisme, comme dans son hymne au dao , une des plus belles pièces de prose poétique (rimée) que nous ait laissée la Chine antique; il y a chez lui une forte veine taoïste.

Shang Yang fut un des précurseurs et Han Fei un des conseillers du Premier empereur, fondateur de la dynastie des Qin (221-206 av. J.-C.) qui, après avoir abrogé la dynastie des Zhou en 249, unifia sous son autorité la Chine tout entière en 221 et transforma cette confédération de principautés en un Empire centralisé et totalitaire qu’elle devait rester jusqu’à la révolution de 1911. Le Premier empereur des Qin, à la différence d’Alexandre ou de César, était un dictateur anti-intellectualiste, qui mit fin à la libre pensée et étouffa pour plusieurs siècles la flamme vive de l’invention philosophique et littéraire. En 213 avant J.-C., il fit confisquer et brûler non seulement tous les livres d’histoire, à l’exception des Annales de Qin , mais aussi les Poèmes , les Documents et surtout les livres des philosophes, ces idéologues qui mettaient tout en question, tous les « discours des cent écoles », comme disait le décret. L’une de ces cent écoles était celle des lois, et une autre, l’école taoïste. C’est précisément à ces deux écoles que s’étaient formés les conseillers du souverain biblioclaste, par exemple Han Fei; la haine des livres éclate à chaque page du Laozi et du Zhuangzi . L’unité tant réclamée par les philosophes se réalisait à leurs dépens et l’anarchisme débouchait dans le despotisme. Le taoïsme voyait retomber sur lui les armes qu’il avait forgées, éprouvant à ses dépens un de ces retours des choses qui étaient conformes à sa propre doctrine de la dialectique des contraires.

Le chiffre de cent écoles n’était qu’une figure de rhétorique, mais l’exposé qui précède est loin de rendre compte de la diversité des écoles philosophiques de la fin des Zhou et, en particulier, de celles du IIIe siècle avant J.-C. Un des maîtres de Han Fei était Xunzi (ou Xun Qing), qui nous a laissé une collection d’essais d’inspiration principalement confucianiste, mais remarquables par l’originalité de la pensée et la clarté du style, qui n’a plus rien d’oral. Pour la première fois dans l’histoire du confucianisme, nous avons ici un auteur qui expose lui-même ses propres idées. Certains de ses développements sont les premiers modèles de l’essai discursif, qui a été si apprécié par toute la tradition littéraire chinoise. La dialectique et la sophistique furent cultivées vers la même époque par Hui Shi et Gongsun Long, dont les paradoxes rappellent parfois ceux de la Grèce antique; ces balbutiements d’une logique formelle, mal servis par une langue trop peu analytique, ne devaient pas recevoir par la suite de développement durable.

Dès le IIIe siècle, les écoles de philosophie commençaient à se désagréger en tant qu’institutions organisées. Les maîtres ne se contentent plus de laisser rédiger par leurs disciples des recueils de礼塚晴見; ils rédigent eux-mêmes des dissertations en forme, bien plus poussées que des leçons orales, et dans lesquelles la prose se fait de plus en plus savante et littéraire. Un recueil comme les Printemps et Automnes de sire Lü (Lüshi chunqiu ), qui n’est pas un ouvrage historique comme son titre pourrait le faire croire, mais une collection d’essais philosophiques classés sous les rubriques des douze mois de l’année, est l’œuvre d’une équipe de clients entretenus par Lü Buwei († 235 av. J.-C.), ministre (et peut-être père naturel) du Premier empereur. Cet ouvrage ne porte la marque d’aucune école déterminée; c’est une compilation, une somme érudite et assez terne.

Histoire et géographie romancées, actualités politiques, rituels

On a vu plus haut comment, avec la Tradition de Zuo , ouvrage qui se présente comme un commentaire des Annales de la principauté de Lu, mais qui traite en réalité de la Chine entière à l’époque Chunqiu, l’histoire s’était dégagée, à l’époque des Principautés en guerre, de la chronique primitive pour faire œuvre vivante et artistique. D’autres œuvres, rédigées au cours du IIIe siècle avant J.-C., apportent également des données historiques dans lesquelles l’imagination, le goût de l’anecdote, la recherche de l’effet dramatique jouent un rôle prédominant. Ce sont notamment les Entretiens des principautés (Guo yu ), ainsi nommés parce qu’ils contiennent des palabres politiques classées par principautés, et la Politique des principautés en guerre (Zhan guo ce ), qui relate les intrigues des politiciens itinérants dans les diverses cours seigneuriales et leurs machinations dans le jeu des ligues et des conflits. Si l’on va au fond des choses, ce sont des ouvrages de philosophie politique traitée sous une forme historique. La date du Zhan guo ce est parfois abaissée jusqu’au début du IIe siècle avant J.-C., c’est-à-dire au début des Han, mais les textes compilés alors peuvent être en grande partie plus anciens. D’autres ouvrages sont, par contre, de véritables romans sur les aventures de divers personnages célèbres de l’Antiquité dont ils portent le nom comme titre. La Biographie de Mu le fils du Ciel (Mu tianzi zhuan ) raconte les chasses et les voyages de l’empereur Mu, un des premiers souverains des Zhou (Xe s. av. J.-C.), et ses expéditions lointaines qui se mâtinent de randonnées mythologiques. Certains auteurs y voient un essai de forme épique plutôt qu’une œuvre romanesque. À un genre analogue se rattache le Canon des monts et des eaux (Shan hai jing ), traité d’orographie et d’hydrographie fantastiques, plein de mythes et de merveilles, qui montre comment le folklore reflétait, en les transformant, les connaissances géographiques élargies qui se répandaient alors en Chine, en même temps que s’y développait un mouvement scientifique dû aux premiers contacts avec des civilisations étrangères à la Chine, Inde, Iran, Orient hellénistique. Sur ce mouvement scientifique de la fin des Zhou et du début des Han, qui ne devait pas avoir de suites plus durables que n’en eurent les mouvements analogues dans l’Inde contemporaine et à Alexandrie, il n’y a pas lieu de s’étendre dans une histoire de la littérature chinoise, pas plus que sur l’abondante littérature rituelle qui fleurit à la même époque. Tous ces recueils, de contenu peu homogène et de dates diverses (IVe-Ier s. av. J.-C.), mais d’un grand intérêt sociologique, eurent du point de vue littéraire l’effet de plier la langue à des descriptions et à des définitions extrêmement précises, ce qui développa en Chine le sens de la philologie.

La poésie du Sud

Il n’y avait pas trace de taoïsme dans les Poèmes des Zhou occidentaux, littérature de cour dont le caractère officiel et anonyme excluait toute manifestation religieuse non contrôlée par l’État et toute effusion trop personnelle. Quatre ou cinq siècles plus tard, aux alentours de 300 avant J.-C., à l’époque de Zhuangzi, lui-même originaire de la principauté de Chu d’après certaines sources, on voit apparaître un genre de poésie très différente dans cette principauté de Chu, qui occupait alors le bassin moyen du Yangzijiang et se trouvait encore en marge de la vieille Chine proprement dite, celle du Nord, qui avait son centre dans le bassin du fleuve Jaune. Région semi-barbare, de colonisation relativement récente et où seule l’élite lettrée pratiquait la langue chinoise, le pays de Chu était imbu de taoïsme; les traditions et les institutions confucianistes n’y avaient guère pénétré. La religion y restait aux mains de chamanes ou de sorciers, surtout de sorcières, qui servaient de médiums entre les dieux et les hommes, et dont émanent certains des poèmes de Chu, inspirés des invocations auxquelles ces médiums se livraient au cours de leurs transes de possession. Aussi, dans tout l’ensemble de ces poèmes, qui nous sont parvenus sous le titre de Paroles de Chu (Chu ci ), le ton est-il souvent celui de l’incantation magique, malgré la diversité des sujets et des formes.

L’Empire des Han (206 av. J.-C.-220 apr. J.-C.)

L’« impérialisation » de la Chine sous les Qin (221-206 av. J.-C.) et les Han (206 av. J.-C.-220 apr. J.-C.), son unification non seulement politique, mais aussi culturelle, sous un régime d’autorité, mirent fin, comme on l’a vu plus haut, à une liberté intellectuelle à la faveur de laquelle avait fleuri à la fin des Zhou une exceptionnelle profusion de chefs-d’œuvre littéraires et philosophiques. La spectaculaire proscription des livres par le Premier empereur, en 213 avant J.-C., consacre dans l’histoire de la civilisation chinoise une rupture comparable à celle qui, en Occident, marque le passage d’Athènes à Rome. L’époque des Han fut une période d’action, de pragmatisme, d’organisation, au détriment des belles-lettres et de la pensée, qui se détournèrent de l’invention gratuite pour systématiser l’héritage du passé. Cette époque vit le triomphe du confucianisme, tandis que la veine taoïste n’affleura plus que chez quelques poètes et chez de rares penseurs, pour ne resurgir au grand jour qu’après la chute des Han. C’est alors que se fixèrent deux disciplines destinées à un grand avenir, l’exégèse et l’histoire.

L’exégèse

Au début des Han, on assiste encore à la survivance de certains éléments culturels de la période des Principautés en guerre. Les fondateurs de la dynastie étaient enclins au taoïsme, et un membre de la famille impériale, le prince de Huainan († 123 av. J.-C.), fit compiler par des lettrés à sa solde, sous le titre Le Maître de Huainan (Huainanzi ), un recueil d’essais taoïstes qui n’est guère qu’un centon de passages du Zhuangzi et d’autres textes du taoïsme antique. Mais bientôt, avec la consolidation de la dynastie, qui prétendait faire revivre les institutions de la haute antiquité, on revint aux documents qui les décrivaient et qui étaient devenus les saintes Écritures du confucianisme: les Mutations , les Poèmes , les Documents , les Annales , les Rituels . Ces cinq recueils furent érigés en « canons » d’une orthodoxie officielle, en « classiques », et c’est sur eux que porta l’enseignement public, organisé avec un système d’examens qui ouvrait aux étudiants les carrières administratives.

Tous ces textes, à l’exception des Mutations , avaient été impliqués dans le biblioclasme de 213 avant J.-C., qui avait eu pour conséquence la dispersion des écoles dans lesquelles se transmettait, en grande partie oralement, l’interprétation des textes antiques. La disparition de ces écoles, les transformations survenues après la chute des Zhou dans les manières de penser, dans la langue et même dans l’écriture, la raréfaction des livres eux-mêmes nécessitaient un travail de reconstitution et d’exégèse qui occupa les lettrés des Han. C’est alors que les Chinois apprirent à éditer les textes, à les collationner, à en faire l’histoire et la critique, à les commenter et à les discuter, traits par lesquels ils se distinguent de tous les autres peuples de l’Asie et qui se manifestent par l’élaboration d’une technique philologique dont le vieux monde n’offre pas d’autre exemple, sinon dans nos écoles alexandrines.

Ce fut dès lors autour de l’exégèse des « classiques » que devait s’organiser toute l’histoire de la littérature confucianiste, de même qu’on peut identifier l’histoire doctrinale du christianisme à celle des interprétations successives de la Bible. Les auteurs chinois modernes accusent à juste titre le confucianisme ainsi constitué en école d’avoir été un carcan idéologique pour les écrivains. Les plus grands noms de la littérature confucianiste des Han, Dong Zhongshu dans la première partie de la dynastie, Ma Rong et Zheng Xuan dans la dernière, sont ceux d’exégètes des « classiques ». Dong Zhongshu (IIe siècle av. J.-C.) présenta des Printemps et Automnes une interprétation du genre apocalyptique, pleine de spéculations cosmologiques ou numérologiques. Ma Rong (79-166) et Zheng Xuan (127-200) reviennent aux textes originaux, cherchent à les comprendre en eux-mêmes, et leur exégèse est de tendance rationnelle. Entre ces deux écoles d’exégèses se placent, vers le milieu de la dynastie, deux écrivains indépendants dont l’un, Yang Xiong (52 av. J.-C.-18 apr. J.-C.), un devin de profession, osa s’inspirer, pour interpréter la métaphysique des Mutations , d’idées taoïstes qui, de son temps, ne survivaient que de manière plus ou moins clandestine, tandis que l’autre, Wang Chong, soumit toutes les croyances de son temps à une critique acerbe et singulièrement libre. Un peu plus tard, le philologue Xu Shen, auteur du premier dictionnaire de la langue chinoise, relevait les incohérences que présentaient entre eux les textes antiques et l’impossibilité d’en tirer une doctrine unique et homogène. C’était le début en Chine de la philologie critique, qui devait y prendre au cours des siècles un développement si considérable.

L’histoire

Les Mémoires historiques (Shi ji ) de Sima Qian (env. 145-87 av. J.-C.) sont une histoire générale de la Chine depuis les origines jusque vers l’an 90 avant J.-C. Cet ouvrage a servi de modèle, ou tout au moins de prototype, à toutes les histoires dynastiques ultérieures, dont la première, intitulée Livre des Han (Han shu ), retrace l’histoire de la première partie de la dynastie des Han, dite des premiers Han (206 av. J.-C. -9 apr. J.-C.) et fut compilée au Ier siècle de notre ère, sous les Han postérieurs (23-220), par divers membres de la famille Ban. Dès lors s’instaure l’usage, pour chaque dynastie, de faire publier l’histoire de la dynastie à laquelle elle venait de succéder en la renversant, cette histoire reposant sur les matériaux préparés à cette fin par les soins de la dynastie déchue elle-même: remarquable témoignage de ce sens indéfectible de la continuité historique qui est propre à la Chine.

Ces histoires dynastiques, actuellement au nombre de vingt-six, y compris celle de la dernière dynastie impériale (celle des Mandchous, 1644-1911) dont une première rédaction a été publiée en 1928 par le gouvernement républicain, forment une collection unique au monde, qui couvre sans interruption deux millénaires d’histoire. Elles sont toujours restées fidèles, avec de menues variantes, au plan fixé sous les Han et qui se divise essentiellement en quatre sections: 1. des « annales principales » qui relatent, dans un ordre strictement chronologique, les principaux événements de la dynastie; 2. des « monographies » consacrées à des sujets particuliers, astronomie et calendrier, géographie, etc.; 3. des « tableaux » synoptiques, résumant la chronologie, la succession des ministres, etc.; 4. des « biographies » des personnages les plus marquants, formant en général la partie la plus volumineuse. On a pu reprocher à cette historiographie d’être restée archaïque par la forme annalistique des « annales principales » et d’avoir conservé, d’autre part, un caractère trop officiel, surtout à partir des Tang (VIIe s.) lorsque la rédaction des histoires dynastiques fut confiée par l’État à des équipes bureaucratiques, qui négligèrent leur tâche en se prévalant d’un anonymat de fait sous le couvert de directeurs haut placés et prétendus responsables. Les « notes prises jour après jour par les scribes chargés d’enregistrer les faits et gestes des empereurs », les pièces d’archives, documents, décrets, rapports, matériaux que les divers services étaient tenus de fournir au fur et à mesure au bureau des historiographes, les « bulletins authentiques » compilés sur chaque règne aussitôt après la mort des empereurs successifs sont souvent reproduits tels quels, sans que les rédacteurs se soient donné la peine d’élaborer ou de critiquer cette matière brute. Il est vrai qu’en s’effaçant derrière les documents l’historien a plus de chance de rester impartial. Encore faut-il qu’il les reproduise exactement, ce qui n’est malheureusement pas toujours le cas des auteurs d’histoires dynastiques, volontiers enclins à présenter de ces documents des rédactions tronquées ou stylistiquement retouchées.

Ces reproches, toutefois, ne s’appliquent ni aux Mémoires historiques de Sima Qian, ni au Livre des Han de la famille Ban, œuvres d’écrivains dont la personnalité y était engagée. L’histoire constitue une des disciplines littéraires où la Chine devait toujours briller. Les Chinois ont été pour l’Asie entière des pourvoyeurs d’histoire. Non contents d’historiciser leur propre mythologie, ils devaient réussir à historiciser l’éternel présent de l’atemporalité indienne, ainsi qu’en témoignent les récits de leurs pèlerins bouddhistes et les questions d’ordre chronologique et biographique qu’on ne cessa de poser en Chine aux maîtres indiens venus pour y prêcher le bouddhisme. C’est également grâce aux historiens chinois qu’un passé sera rendu aux nomades sans mémoire de la steppe sans bornes: Huns, Mongols, Turcs.

La poésie

Ce n’est guère que chez quelques poètes, comme on l’a déjà dit, que l’inspiration taoïste resta productive sous les Han. Ces poètes s’inspiraient eux-mêmes des Paroles de Chu , dont l’élan mystique s’assagit peu à peu et donna naissance à ce qu’on appela le fu , sorte de récitatif libre, dont le ton restait incantatoire et très soutenu, mais qui tourna peu à peu, sous les Han, au genre descriptif, avec d’excessives recherches de vocabulaire qui tombèrent bientôt dans la rhétorique. Les plus illustres représentants de ce genre sous les Han furent Jia Yi (201-169 av. J.-C.), un lettré confucéen du début de la dynastie qui, banni dans la région de Chu, s’y prit d’admiration pour la poésie de Qu Yuan, et Sima Xiangru (env. 179-117 av. J.-C.), le plus grand poète de l’époque des Han; le philosophe Yang Xiong (52 av. J.-C. -18 apr. J.-C.), l’historien Ban Gu (32-92), l’astronome Zhang Heng (78-139) s’y exercèrent au lyrisme.

À côté de cette littérature de cour et d’érudition, la poésie se retrempa, sous les Han, aux sources populaires, mais cela encore sous l’égide de l’administration officielle. Vers la fin du IIe siècle avant J.-C. fut fondé à la cour impériale un Bureau de la musique (Yue fu), chargé de fournir les airs et les paroles des pièces rituelles ou profanes qui devaient s’exécuter soit lors des cérémonies de la Cour, soit pour le divertissement des courtisans. Dans ce dernier but surtout, le Bureau de la musique fit recueillir des chansons populaires anonymes, que les lettrés ne tardèrent pas à imiter. De grands poètes, qui mirent en œuvre les formes prosodiques nouvelles nées sous les Han, furent les « Sept Poètes de la période Jian’an » et Cao Zhi.

4. Le Moyen Âge

L’époque des Six Dynasties (IIIe-VIe s. apr. J.-C.)

L’effondrement de l’Empire des Han fut suivi d’une période troublée qu’on a pu comparer à notre Moyen Âge. Elle s’en rapproche par quelques traits caractéristiques: invasions des Barbares, qui occupent toute la partie septentrionale de la Chine; irruption aussi d’une religion universaliste et égalitariste, le bouddhisme, qui contribue au bouleversement des structures politiques et sociales de l’ancienne Chine; apparition, sous l’influence de cette religion, de nouvelles formes de pensée et d’art. Le nom de « Six Dynasties » ne tient compte que de celles des nombreuses dynasties de cette période qui s’établirent dans le bassin du Yangzijiang, avec Nankin pour capitale, et prétendirent perpétuer, dans cette région semi-coloniale encore, une sorte de légitimisme d’exil, tandis qu’au Nord, dans le bassin du fleuve Jaune, se succédaient de multiples dynasties d’origine barbare qui se disputaient la région alors la plus riche et la plus civilisée de la Chine. Le conflit de ces deux centres politiques et culturels est sensible dans l’histoire littéraire de cette époque.

La renaissance philosophique du IIIe siècle

Au IIIe siècle de notre ère, on vit refleurir soudain les écoles philosophiques de l’Antiquité, en particulier le taoïsme, dont les textes furent tirés de l’obscurité où ils s’étaient cachés pendant les quatre siècles de l’époque des Han. Dans les commentaires qu’on écrivit sur les textes philosophiques ainsi ressuscités, l’accent fut mis sur une métaphysique mêlée de mysticisme, qui devait jouer un rôle considérable dans l’évolution de la pensée chinoise. Les principaux représentants de ce mouvement philosophique firent partie du groupe dit des « Sept Sages de la forêt de bambous », groupe qui s’illustra littérairement avec Xi Kang (223-269) et Ruan Ji (210-263), tous deux taoïstes, d’un taoïsme philosophique, grave et fervent; de leurs poèmes, de leurs essais en prose, écrits dans un style délicat et sans affectation, se dégage un parfum de foi personnelle qui annonçait en Chine un âge nouveau. Le vin y joue un grand rôle: mais c’était le vin mystique, l’adjuvant des ivresses spirituelles, tel qu’on le connaît en Occident par les poètes persans (qui ont peut-être emprunté ce thème à la Chine). Un peu plus tard, Tao Qian, ou Tao Yuanming (365-427), le plus grand nom de la poésie des Six Dynasties, devait porter à sa perfection ce genre de poésie d’inspiration religieuse, d’une simplicité raffinée dans la forme.

Le bouddhisme et le taoïsme

S’il y a des traces d’influence bouddhique chez Tao Qian, on n’en relève pas encore chez les grands écrivains du IIIe siècle. Les Sept Sages de la forêt de bambous semblent tout ignorer de cette religion qui avait été importée de l’Inde au 1er siècle de notre ère, mais était restée cantonnée dans des cercles étroits de Chinois convertis. Ce n’est qu’au cours du IVe siècle qu’après une longue incubation les idées bouddhiques se répandirent dans tout l’ensemble de la classe cultivée. La tradition chinoise devait dès lors s’en trouver radicalement modifiée: on peut dire que le Moyen Âge chinois, du IVe au Xe siècle environ, fut essentiellement bouddhique.

Du point de vue littéraire, tout en renouvelant les thèmes et les sujets, le bouddhisme exerça une action capitale sur les formes elles-mêmes, en rapprochant la langue littéraire de la langue vulgaire, puis en provoquant peu à peu la création d’une littérature en véritable langue vulgaire. Il s’était constitué, pour traduire en chinois les écritures sanscrites du bouddhisme, une langue particulière qui s’écartait de la langue classique tant en matière de vocabulaire et de syntaxe que par son rythme, moins stylisé que celui de la prose littéraire; de même, on traduisait les vers sanscrits en vers blancs, non rimés, et d’une prosodie facile et assez grossière. Ces traductions étaient destinées à un public plus étendu que la classe des lettrés dont le chinois classique était le moyen d’expression; la propagande bouddhique s’adresse à tous les hommes et doit user d’une langue plus largement accessible que ne l’était le chinois classique. Cette langue finit par déteindre sur le chinois littéraire lui-même, lorsque le bouddhisme pénétra dans les milieux lettrés; et c’est sans doute à ce fait qu’il faut, pour une part, attribuer la simplicité de la langue d’un Tao Qian. Les apologues, les légendes, les contes édifiants, fruits du génie fabulateur de l’Inde, jouaient un grand rôle dans la propagande bouddhique, qui s’en servait pour faire saisir ses doctrines au public sous un aspect imagé et amusant; et le bouddhisme ne put que développer en Chine ce genre littéraire qu’avaient déjà cultivé avec tant d’éclat les philosophes taoïstes, mais en favorisant le développement d’une prose narrative plus ample et plus explicite que celle qu’avait connue l’Antiquité chinoise. Certaines des grandes traductions bouddhiques se sont effectivement incorporées dans le patrimoine littéraire chinois; et il est naturel que, lorsque les lettrés chinois convertis au bouddhisme commencèrent vers la même époque (IVe-Ve s.) à composer en chinois des œuvres bouddhiques originales, ils usèrent d’une langue influencée par celle des traductions, en même temps qu’imprégnée d’expressions et de tours taoïstes. Autour de Huiyuan, l’un des grands moines de l’époque, s’était formée une association de lettrés bouddhistes à laquelle appartinrent ou s’intéressèrent certains des plus grands écrivains de ce temps, comme le poète Xie Lingyun (385-433), le principal représentant de la poésie paysagiste qui connut une grande vogue à cette époque.

Pendant ce temps, les adeptes des sectes taoïstes populaires s’étaient détournés de la philosophie où les grands écrivains taoïstes avaient tant brillé à la fin de l’Antiquité. Le taoïsme populaire prenait un tour purement religieux et pratique, et s’organisait en Église parallèlement à l’Église bouddhique. Ses saintes Écritures ne sont, du point de vue littéraire, qu’un reflet des Écritures bouddhiques, dont elles imitent la langue, les formes et la terminologie, et auxquelles elles doivent tout ce qu’il peut y avoir en elles d’idées philosophiques.

Les belles-lettres

Pendant que le bouddhisme se développait ainsi, tout d’abord dans le Nord surtout, d’autres tendances littéraires toutes différentes se manifestèrent dans le Sud où la noblesse chinoise vivait dans une certaine oisiveté, en nourrissant le rêve illusoire de rétablir au Nord la légitimité nationale. La littérature devint pour elle un divertissement esthétique qui, à force de se raffiner, tomba souvent dans l’artifice et la préciosité, ce que les auteurs chinois modernes appellent le « formalisme ». Ce fut l’époque de la prose parallèle (pian wen ), où les idées comptèrent moins que leur expression, celle-ci devant se soumettre à toutes sortes de tortures verbales: phrases alternées de quatre et de six syllabes, effets de symétrie lexicale renforcés par des oppositions toniques, emploi constant de formules et d’allusions empruntées à la tradition littéraire; les compositions littéraires devenaient ainsi des tours de force que seuls les connaisseurs pouvaient apprécier. On vit paraître également dans le Sud, aux Ve-VIe siècles, des traités d’esthétique littéraire, dont le principal est Les Ornements de l’esprit littéraire (Wen xin diao long ) de Liu
Xie, et des choix de textes pouvant servir de modèles aux stylistes, d’où les classiques confucéens étaient volontairement exclus.

On peut s’étonner de la coexistence, dans la littérature des Six Dynasties, de cet esthéticisme aristocratique avec la tendance à la simplification qu’impliquait le bouddhisme. Mais l’extrême raffinement est proche de la barbarie; c’est, comme disait Vico, une barbarie savante. Cette combinaison de raffinement et de barbarie n’est-elle pas, elle encore, un trait par lequel l’époque des Six Dynasties ressemble à notre Moyen Âge?

Il ne manque pas, dans la littérature des Six Dynasties, d’œuvres de caractère populaire qui reflètent l’atmosphère troublée dans laquelle vivait alors le peuple. La ballade Magnolia (Mulan ) relate, en langue tout à fait vulgaire, les aventures d’une jeune paysanne du Nord, portant ce nom de fleur, et qui se déguise en homme pour aller guerroyer en Mongolie, afin d’éviter à son père la conscription dans les armées du Khan barbare. Dans le Nord, beaucoup d’autres chansons populaires évoquent aussi la guerre ou les conditions de vie pénibles du peuple sous la domination barbare. Dans le Sud, les chansons populaires traitent pour la plupart d’amour et, recueillies par les lettrés de Nankin, friands de ce folklore pour eux exotique, donnèrent ainsi naissance à un genre nouveau qui affectait la simplicité par un surcroît de raffinement. C’est le cas, par exemple, des chansons dites de Ziye, du nom d’une chanteuse du Sud qui était censée en avoir inventé la musique; tous les raffinés se mirent à composer des paroles sur les chansons de Ziye, en y faisant grand étalage d’expressions de langue parlée. Les caractéristiques principales de ces poésies sont la brièveté, le naturel de l’expression et le goût pour les jeux de mots. Une fois de plus, et même à cette époque où la poésie était essentiellement aristocratique, la littérature chinoise allait ainsi se rafraîchir aux sources populaires.

L’Empire des Tang (618-907)

La réunification de la Chine fut l’œuvre d’une dynastie du Nord, celle des Sui (589-618), suivie par celle des Tang (618-907) dont la famille régnante semble avoir été d’ascendance en partie barbare. Si, par ses origines comme par certains de ses traits historiques, l’époque des Tang appartient encore à ce que
nous avons cru pouvoir appeler un Moyen Âge, elle offre à d’autres égards les caractéristiques d’un âge classique. La Chine traverse alors une ère de gloire. Elle est la maîtresse incontestée de l’Asie, où s’étend partout le rayonnement de ses institutions et de sa culture; dans ses métropoles impériales, qui sont les plus grandes villes du monde de ce temps, affluent les étrangers. Une Cour brillante et fastueuse, un appareil administratif d’une ampleur et d’une efficacité sans pareilles font de la Chine des Tang le modèle d’un Empire bien ordonné. C’est l’âge d’or de la poésie. Des souverains aux vues larges, en particulier le fameux Xuanzong qui régna de 712 à 756, patronnent les lettres et les arts: il suffit d’être poète pour émarger aux rôles du personnel administratif; le programme des examens officiels comporte des compositions en vers. Les « trois religions » – confucianisme, taoïsme et bouddhisme – préparent au milieu des controverses et des conférences contradictoires, souvent réunies devant le trône impérial, le syncrétisme qui les conciliera plus tard.

La poésie

L’époque des Tang marque l’apogée de la poésie chinoise, dont la production fut alors extrêmement abondante. Il serait vain de se perdre ici dans une énumération de noms: on se bornera aux plus illustres. Après le « formalisme » de la période précédente, on assiste au début de la dynastie à une rénovation par un retour à la simplicité antique. Trois poètes ont entre tous glorifié avec éclat le règne de Xuanzong. Li Bo (ou Li Taibo, 701-762) est l’inspiré taoïste, ivre de nature, dans la tradition des Sept Sages de la forêt de bambous, adonné au vin et aux femmes, génie spontané, libre et sauvage; on le qualifie généralement de l’épithète de romantique. Du Fu (712-770) est au contraire un méditatif, d’inclination confucianiste, grave, travaillant en profondeur, très préoccupé des malheurs qui menacent la dynastie et la patrie ainsi que des vicissitudes qui accablent l’humble peuple. Sa poésie est caractérisée par le réalisme – qualité qui, jointe à son patriotisme, lui vaut de bénéficier d’une particulière estime dans la Chine communiste – et, d’autre part, par la perfection de la forme. Wang Wei (699-759), qui fut aussi un peintre célèbre, est surtout bouddhiste; il a d’exquises rêveries sur la nature, de purs recueillements mis en vers. Au siècle suivant, alors que la décadence politique s’accentue, Bo Juyi (772-846), bien qu’attiré aussi par le bouddhisme, est très différent de Wang Wei. C’est une nature vive qui n’hésita pas à fustiger les vices de la Cour dans une série célèbre de ballades satiriques, inspirées des ballades populaires de l’époque, dont le poète adoptait la langue simple et directe. Un autre grand poète du dernier siècle de la dynastie, Li Shangyin (813-858), est un auteur difficile chez qui se cache, derrière la luxuriance des images et des allusions, un symbolisme ambigu mais riche de résonances.

La poésie des Tang a un caractère éminemment classique. C’est un art ferme, compact, équilibré. Elle excelle dans les vers réguliers (shi ), ordonnés en quatrains soit isolés, soit doublés en séquences de huit vers, soit encore multipliés en séquences plus longues, mais sans que jamais l’ensemble du poème s’allonge outre mesure. Les Tang fixèrent définitivement la prosodie de cette poésie régulière, qui repose sur un balancement d’oppositions toniques. La poésie régulière des Tang exploite aussi la symétrie sémantique, les mots se répondant les uns aux autres, dans chaque paire de vers, par leur sens ou par leur valeur grammaticale. Ce procédé, si bien adapté au monosyllabisme de la langue, est pratiqué par les meilleurs poètes des Tang avec tant d’art et de justesse qu’il aboutit souvent à de parfaites réussites. La poésie des Tang, comme toute poésie chinoise, est essentiellement impressionniste. Le ton épique, le ton oratoire lui sont étrangers; et c’est, pourrait-on dire, en agissant directement sur le système nerveux qu’elle éveille de sourdes et puissantes résonances dans les centres de la sensibilité esthétique.

La littérature officielle

Sous le régime fortement étatisé des Tang, on retrouve comme sous les Han l’emprise de l’État s’exerçant sur toute une partie de la production littéraire, en particulier sur l’exégèse du canon confucianiste, sur l’histoire, la bibliographie, les études linguisti-ques, etc. Dès le début de la dynastie, le gouvernement se proposa de normaliser l’instruction publique et fit établir, dans ce but, une édition officielle des cinq « classiques » – Mutations , Documents , Poèmes , Rituels , Annales – accompagnée d’un choix de commentaires anciens et d’un sous-commentaire nouveau qui fournissait l’interprétation orthodoxe à suivre dans les écoles. D’autres ouvrages confucianistes de l’Antiquité, en particulier les Entretiens de Confucius, furent également élevés au rang de « classiques », et des livres taoïstes, le Laozi et le Zhuangzi entre autres, y furent même adjoints plus tard.

Cette étatisation de l’instruction publique, et en particulier du confucianisme, eut pour effet d’étouffer la pensée originale, mais contribua, d’autre part, à répandre l’éducation et la culture dans des couches géographiquement et socialement nouvelles, qui trouvaient désormais dans des livres clairement rédigés et aisément accessibles, ce qui jusqu’alors ne s’était enseigné que dans des écoles où n’entrait pas qui voulait. La diffusion des livres et aussi leur censure étaient du reste elles-mêmes organisées par l’État, et les bouddhistes devaient, comme tout le monde, s’y soumettre. L’histoire fut, elle aussi, prise en main par le gouvernement qui fit rédiger par des équipes officielles une série de neuf histoires dynastiques se rapportant à l’époque troublée du Moyen Âge depuis le IIIe siècle. Cette bureaucratisation de l’historiographie eut par la suite des conséquences fâcheuses; mais il ne manqua pas non plus, dès les Tang, de critiques qui prirent conscience des problèmes de la méthodologie historique et de l’insuffisance du plan traditionnel des histoires dynastiques: tel Liu Zhiji (661-721) dans ses Généralités sur l’histoire. La linguistique, de son côté, faisait de rapides progrès sous l’impulsion des spécialistes des études sanscrites, surtout dans le domaine phonétique, car là aussi il importait d’instituer une norme officielle en vue des examens d’État. Aussi le gouvernement fit-il publier, en 751, un répertoire de la phonologie officielle intitulé Les Rimes des Tang , dans lequel tous les mots de la langue écrite étaient classés par rimes, avec indication de leur prononciation complète par le procédé dit du « recoupement » qui permettait d’épeler les monosyllabes en faisant appel à deux caractères dont l’un avait la même initiale et l’autre la même finale. Les Rimes des Tang furent imitées sous les dynasties ultérieures; mais les études linguistiques s’en sont malheureusement toujours tenues, en Chine, aux questions d’écriture et de phonétique, et l’Inde, à ce point de vue, s’est montrée plus féconde et a fait preuve d’une conception plus large de la linguistique.

La littérature religieuse

L’époque des Tang marque en Chine l’apogée du bouddhisme, jusqu’à ce qu’en 845 une proscription non sanglante, mais efficace, vînt frapper l’église bouddhique d’un coup dont elle ne devait jamais se relever complètement.
Jusque-là, il n’y eut, sous les Tang, de philosophie que bouddhique. Le pèlerin Xuanzang (602-664) rapporta de l’Inde de nombreux textes qu’il passa le reste de sa vie à traduire en chinois. Ses traductions portèrent principalement sur des ouvrages de philosophie scolastique; son œuvre immense exerça une influence considérable en initiant la Chine à des formes de pensée très différentes des siennes. Grâce à ses traductions d’une littéralité méthodique, on put se faire en Chine une idée exacte des textes sanscrits et de ce qu’était une langue indo-européenne, d’autant qu’au VIIIe siècle l’irruption massive de l’école tantrique, avec ses formules magiques qu’il était nécessaire de prononcer en sanscrit même, devait faire prendre conscience aux Chinois des particularités propres à leur langue, telles que les tons et le monosyllabisme; et la littérature allait subir l’effet de ces découvertes.

Le VIIIe siècle fut aussi celui de la constitution en secte organisée, avec toute une littérature spéciale, de l’école mystique dite du Dhy na (en chinois Chan, en sino-japonais Zen). Les productions littéraires de l’école du Dhy na sont fort diverses: poèmes, recueils biographiques et surtout collections de Notes d’entretiens qui rapportent, à la manière des Entretiens de Confucius, les enseignements des maîtres, les faits et gestes qui constituaient souvent leurs leçons, car un geste bien placé passait pour plus éloquent que de longs discours. Les disciples ont enregistré les discours des maîtres tels qu’ils furent prononcés, dans la plus pure langue vulgaire, afin de respecter la parole du maître. Ce procédé, élevé à la hauteur d’un véritable genre littéraire, contribua à la formation d’une littérature en langue vulgaire. Le chinois utilisé dans tous ces textes est uniforme et ne présente pas de divergences dialectales; il s’agissait déjà d’une koinè parlée, superposée aux dialectes, et permettant à des moines de toutes les régions de la Chine de converser entre eux sans difficulté linguistique. Une vulgate panchinoise était donc prête à être utilisée par la création d’une littérature vulgaire.

Les débuts de la littérature vulgaire

On ne se contenta pas, en effet, dans les monastères bouddhiques, de noter en langue parlée les leçons ou les prédications des maîtres de Dhy na. On se mit aussi à y rédiger par écrit, tout d’abord à l’usage des prédicateurs, puis bientôt à celui des fidèles eux-mêmes, des textes qui s’adressaient aux auditoires populaires et s’adaptaient à leurs goûts et à leur niveau de culture, tant par leur langue tout à fait vulgaire que par le genre et la présentation des sujets traités. Ce furent d’abord des amplifications romancées de thèmes hagiographiques, d’épisodes de la vie du Bouddha, de légendes édifiantes, de contes ou d’apologues, tirés des Écritures canoniques traduites du sanscrit. Ces paraphrases longuement développées imitaient la forme des textes canoniques, un mélange de prose et de vers, ces derniers récapitulant la prose ou la commentant lyriquement comme les chœurs de notre tragédie antique. Cette forme littéraire typiquement indienne passa ainsi dans la littérature chinoise, où elle allait devenir celle de toutes les œuvres théâtrales et romanesques des Temps modernes. Les textes de propagande bouddhique des Tang en langue vulgaire, dont les premiers spécimens mis par écrit qui nous soient parvenus remontent au milieu du VIIIe siècle, étaient appelés « textes de scènes » (bian wen ), terme dérivé de celui de « figurations de scènes » (bian xiang ) par lequel on désignait la propagande picturale du bouddhisme, les images pieuses que les prédicateurs commentaient oralement, tout en agrémentant leurs récitations de musique (les vers des textes se chantaient) et de jeux de scène pour attirer le public et distraire les fidèles. Peu à peu on commença à utiliser la même forme littéraire pour traiter des thèmes non bouddhiques: récits tirés de la tradition historique chinoise, contes profanes de toutes sortes. Le genre tournait au simple divertissement; il débouchait sur la place publique et devenait l’affaire de conteurs professionnels. Ces histoires, mélange de prose et de vers, ont été appelées « chantefables » et on a même essayé de montrer qu’elles auraient influencé indirectement certaines chantefables de notre Moyen Âge. Elles sont liées au public à qui elles étaient destinées et les qualités de ce genre sont l’imagination, l’esprit, l’humour, l’imprévu, plutôt que la perfection du style. De là sont sortis le roman et, en partie, le théâtre chinois ; de là part ce grand mouvement de littérature en langue vulgaire qui allait rénover toute l’histoire littéraire de la Chine à l’époque moderne. C’est à peu près à la même époque (un peu plus tard qu’en Chine) que des mouvements analogues se déclenchaient en Inde où apparaissent aux alentours de l’an 1000 les premières œuvres rédigées dans des langues de type régional autres que le sanscrit et en Europe où les langues nationales modernes commencèrent à émerger dans la littérature écrite. Le chinois littéraire a eu la vie plus dure que le latin et même que le sanscrit, mais le cycle commencé à la fin des Tang, sous l’influence d’une langue indo-européenne, est en train de s’achever aujourd’hui.

Les « textes de scènes » d’origine bouddhique sont loin du reste de constituer toute la littérature en chinois vulgaire qui fleurit sous les Tang. On se servait aussi de la langue parlée pour écrire des poèmes réguliers, en particulier dans les milieux monastiques. On a également en langue parlée des ballades narratives parfois fort longues, des « récitatifs » plus ou moins parodiques, et parfois carrément humoristiques, comme le Récitatif de l’hirondelle qui, sous forme d’un procès entre l’hirondelle et le moineau pour la possession d’un nid, fait la satire de la justice et des prisons des Tang. On a aussi retrouvé d’authentiques chansons paysannes sur des thèmes énumératifs: les veilles de la nuit, les heures de la journée, etc., telles qu’il en existe encore aujourd’hui dans le folklore des différentes provinces. D’autres poèmes populaires ont un contenu social très marqué: ce sont des plaintes sur l’oppression de la paysannerie par la féodalité. Il n’est pas jusqu’aux poètes les plus classiques des Tang, par exemple Li Bo, qui n’aient aimé à animer leurs vers de vulgarismes idiomatiques.

La réforme de la prose littéraire

En même temps que s’ébauchait ainsi sous les Tang la forme caractéristique du roman moderne en langue vulgaire, une littérature romanesque en langue écrite se développait parallèlement. Le genre anecdotique, nommé xiaoshuo – historiettes de la vie de cour, mémoires romancés, contes merveilleux, fabliaux édifiants ou satiriques – était ancien en Chine, mais il n’avait donné jusque-là que des œuvres brèves et hachées, où l’art de la narration n’arrivait pas à se dégager du cursus trop raide de la langue écrite. Au début des Tang, la Visite à la grotte aux fées , de Zhang Zu (657-730), où un jeune lettré échangeait, en prose et en vers, des propos libertins avec des « immortelles » à l’image des courtisanes de l’époque, annonçait un renouvellement du genre; mais la langue de cet opuscule, malgré quelques éléments vulgaires, restait précieuse et conforme à l’esthétique du Moyen Âge. Contre ce style s’éleva, vers la fin des Tang, le mouvement dit de la « prose antique » (gu wen ), qui préconisait le retour à une prose plus naturelle, de rythme plus libre, telle qu’on l’écrivait avant l’époque médiévale et surtout sous les Han.

C’est alors, à partir de la fin du VIIIe siècle, que les plus grands lettrés ne dédaignèrent pas de composer, dans ce style allégé, des nouvelles qui étaient de véritables œuvres d’art. À côté des contes dits « récits merveilleux », histoires de magie ou d’aventures extraordinaires, ces œuvres nouvelles, bien que rédigées en langue écrite, étaient souvent d’inspiration réaliste et traitaient même parfois de sujets contemporains, en particulier de romantiques aventures d’amour. Un des modèles du genre est la Biographie de Li la belle , qui relate la « résurrection » d’une femme légère, réhabilitée moralement par un amour « bourgeois ». L’essai philosophique ou littéraire fut également cultivé dans le style de la « prose antique », notamment par Han Yu (768-824) et par son ami Liu Zongyuan (773-819), qui avaient pris la direction du mouvement de la « prose antique ». Sous un aspect littéraire, ce mouvement constituait le début de la grande réaction contre le Moyen Âge bouddhique, qui allait dès lors prendre une ampleur croissante. Dans le cas de Han Yu, il n’en est pas moins évident que la part de l’influence bouddhique est décisive; il n’est pas douteux que sa réforme littéraire se relie à l’apparition simultanée d’une littérature bouddhique en langue vulgaire. Ce sont deux manifestations, entre d’autres encore, d’une même tendance générale qui s’explique en partie par l’évolution sociale et culturelle de la Chine à la fin des Tang: élargissement du public lettré, accession de classes nouvelles à la culture, diffusion de l’instruction et du livre, déchéance de l’aristocratie qui avait détenu au Moyen Âge la direction de la vie littéraire et assuré pendant de longs siècles la suprématie d’une langue écrite hautement artificielle; mais c’est au bouddhisme que semble revenir le rôle principal dans cette évolution, bien que cette influence soit minimisée par certains critiques modernes.

5. Les Temps modernes

La dynastie des Song (960-1279)

Avec la dynastie des Song, on peut dire qu’à maints égards s’ouvrent en Chine les Temps modernes. Alors se dessinent les grandes lignes selon lesquelles va se dérouler, jusqu’à l’époque contemporaine, l’évolution sociale, culturelle, littéraire de la Chine. Le développement du commerce procure à des couches nouvelles de la population l’aisance qui leur permet d’accéder à la culture. L’imprimerie transforme les conditions de transmission et de diffusion de la chose littéraire, crée un commerce privé du livre, élargit considérablement la disparition des archives manuscrites. Alors se fixent définitivement les formes prosodiques que la poésie classique utilisera jusqu’à nos jours, d’une part les quatrains réguliers de cinq ou de sept pieds, le shi , hérité des Tang, de l’autre les vers irréguliers liés à des structures musicales d’origine populaire, le ci , forme qui apparaît à la fin des Tang et atteint sous les Song son apogée. L’historiographie et l’exégèse prennent sous les Song une allure personnelle et critique qui est déjà moderne, et la prose littéraire s’assouplit, tandis que s’élaborent des théories d’esthétique artistique et littéraire. En même temps, la littérature en langue vulgaire prend une ampleur qui annonce l’éclosion du grand théâtre sous les Mongols et du grand roman sous les Ming. Peu brillante au point de vue politique, la dynastie des Song se montre incapable de résister aux invasions barbares et doit se replier vers le sud (Song méridionaux, 1127-1279). Ces vicissitudes politiques n’ont pas empêché l’époque des Song d’être sinon une des plus grandes époques de l’histoire littéraire de la Chine, du moins une époque féconde en nouveautés qui préparaient l’avenir.

Le néo-confucianisme

Après un dernier regain de faveur au début de la dynastie, le bouddhisme ne tarda pas, dès le milieu du XIe siècle, à perdre ce qui lui restait de vitalité et de productivité. Il se vit en même temps en butte à la réaction confucianiste dont Han Yu avait donné le signal dès la fin des Tang. Les précurseurs de ce néo-confucianisme, au XIe siècle, incorporèrent les apports du bouddhisme et du taoïsme tels que la Chine les avait absorbés au cours des siècles précédents. Ce fut une renaissance philosophique, qui se présenta comme une réforme du confucianisme, celui-ci s’enrichissant en fait d’une métaphysique dont on ne voulait plus reconnaître la provenance bouddhique ou taoïque.

Il était réservé à l’illustre Zhu Xi (1130-1200) de développer ces éléments un siècle plus tard et d’en tirer une scolastique qui devait jouer, dans l’histoire de la pensée chinoise, un rôle comparable à celui du thomisme en Europe. Ce qui doit être souligné ici, c’est l’extraordinaire variété de connaissances, l’érudition encyclopédique, le style clair et souple qui caractérisent l’œuvre immense de Zhu Xi. Ses essais, sa correspondance, ses entretiens abondent en traits caustiques, frappés au coin de l’esprit critique le plus mordant: c’est un grand écrivain en même temps qu’un penseur.

Les études historiques

Sous les Song, on voit l’érudition prendre une place de plus en plus considérable dans la production littéraire. C’est de cette époque que datent les premiers recueils d’archéologie; aux Song remontent également les premiers traités d’histoire de l’art. La critique littéraire, elle aussi, se développe parfois au détriment de la création originale et produit d’innombrables recueils de Propos sur la poésie où se formule une doctrine esthétique.

Mais c’est surtout dans le domaine de l’histoire que le sens critique et l’érudition objective firent sous les Song des progrès remarquables. Les œuvres personnelles se multiplièrent à côté des compilations officielles dans le genre des histoires dynastiques. Ouyang Xiu (1007-1072), un des plus grands écrivains de l’époque, refait à titre privé, et sous son propre nom, l’histoire de la période antérieure aux Song. Le Miroir général pour servir au gouvernement (Zi zhi tong jian ) de Sima Guang (1019-1086), histoire générale de la Chine en 294 volumes depuis l’époque des Principautés en guerre (403 av. J.-C.) jusqu’après la fin des Tang (959 apr. J.-C.), est d’une clarté et d’une exactitude dont, à cette date, on n’avait pas encore vu d’exemple non seulement en Chine, mais où que ce fût dans l’Ancien Monde. Les sources, qui représentent une documentation immense, sont scrutées, collationnées, critiquées par Sima Guang dans un esprit strictement objectif. Le défaut de ce chef-d’œuvre est celui d’une grande partie de l’historiographie chinoise, restée fidèle à la forme archaïque des Printemps et Automnes : le plan en est annalistique, les événements sont classés par années, par mois et par jours, et bien que, sous ces dates, Sima Guang se soit efforcé de regrouper les faits en ensembles logiques, géographiques, biographiques, etc., il n’en reste pas moins difficile de dégager de cette poussière chronologique les lignes générales d’une véritable histoire. Pour parer à ce défaut, Yuan Shu (1135-1205) reprit les matières du Miroir en un ouvrage où les « faits », les affaires, les genres d’événements étaient regroupés sous des rubriques générales et présentés en leur développement complet. Cette innovation témoignait d’un souci de briser les cadres vieillis de l’historiographie traditionnelle. C’est aux Song également que remontent les premiers travaux de critique textuelle qui annoncent déjà le grand mouvement philologique de l’époque mandchoue.

Les belles-lettres

La poésie classique ou régulière, en quatrains de cinq ou sept mots, ne fait que continuer, sous les Song, celle des Tang, mais avec plus de liberté et de souplesse. Le style en est moins ferme, la prosodie moins rigide, la langue plus familière et plus flexible; l’inspiration dénote une maturité moelleuse qui tourne parfois à l’afféterie; le paysage, l’art, la philosophie fournissent des thèmes nouveaux. Les grands maîtres en sont Su Shi (ou Su Dongpo, 1036-1101), sous les Song septentrionaux, et Lu You (1125-1210), sous les Song méridionaux. La prose artistique, avec Su Shi et Ouyang Xiu, s’illustre de pièces d’anthologie d’une rare perfection.

Mais c’est surtout dans un genre poétique nouveau que brille la poésie des Song. Il s’agit du ci , mot qui signifie « parole, expression, texte », et qui sous les Song s’appliquait à un genre particulier de poèmes adaptés aux mélodies musicales sur lesquelles on les composait, comme nous disons les « paroles » d’une pièce de chant ou le « texte » d’un opéra. Le ci , en effet, tire son origine des chansons des chanteuses professionnelles, autrement dit des courtisanes, aimables représentantes de l’art populaire auprès des gens distingués. Le ci introduit une prosodie toute nouvelle. Les vers sont tout à fait inégaux; mais, d’autre part, les oppositions toniques sont exploitées à fond, et le nombre des vers, leur arrangement en strophes, la place des rimes sont strictement imposés. Chaque type de ci porte le nom d’un air de musique, de même qu’en France Piron ou Béranger écrivaient des chansons littéraires ou politiques en vers inégaux « sur l’air de Joconde », « sur l’air de Jeannot et Colin », par exemple; ces airs sont au nombre de près d’un millier. Il résulta de tout cela un genre de poèmes reflétant la liberté et la sinuosité d’une musique vocale riche en mélismes, mais qui présentent en même temps les plus grandes difficultés pour les auteurs, contraints à se plier à des règles prosodiques aussi compliquées et aussi épineuses que le sont par exemple, en français, celles du « rondeau » ou de la « ballade » (eux aussi issus de chansons populaires). Parti des milieux de chanteuses, le ci ne tarda pas, en fait, à devenir un genre artificiel et purement littéraire dont la difficulté faisait un des attraits. C’est au cours de la dynastie des Song que s’accomplit peu à peu cette artificialisation du ci , selon le processus habituel des formes poétiques chinoises qui, issues de la tradition populaire, ont toujours fini par se figer entre les mains des lettrés. Quant au contenu du ci , tandis qu’en France la chanson, conformément au tempérament national, a été surtout utilisée par les littérateurs à des fins satiriques ou politiques, le ci traite de sujets qui le rapprochent plutôt de la canzone italienne ou du Lied allemand, et en particulier d’amour. L’amour occupe dans nos littératures occidentales une place essentielle et centrale. Qu’il s’agisse de l’érotisme à l’antique, de l’amour courtois à la manière du Moyen Âge, de la passion romantique, on peut dire qu’en Occident toute la poésie, tout le théâtre, tout le roman tournent autour de thèmes amoureux. Il n’en va pas de même en Chine, où la femme n’a jamais fait l’objet d’un culte, de même que la dévotion affective ne joue aucun rôle en religion. Le ci doit à ses origines sociales d’être le seul genre de la littérature chinoise où il soit principalement question d’amour; et lorsque Judith Gautier se fit expliquer à Paris des poésies chinoises pour les mettre en français dans Le Livre de jade (1867) qui s’ouvrait par une longue section sur « Les amoureux », le lettré chinois qui lui servait d’interprète montra, en choisissant principalement des ci , qu’il connaissait le goût européen et savait ce qui pouvait lui plaire. Ce que chantent les ci , surtout au début de leur évolution, c’est l’amour mélancolique et voluptueux, ce sont les querelles d’amoureux, les langueurs de l’absence, avec les paysages et les atmosphères saisonnières dans lesquels se déroulent ces marivaudages sentimentaux ou sensuels. Il est vrai qu’entre les mains des poètes ce contenu des ci se modifia et que, par exemple, Li Yu (937-978), dernier souverain d’une des petites dynasties éphémères qui précédèrent les Song, se servit de cette forme pour gémir sur ses vicissitudes politiques et sur l’impermanence des choses de ce monde, ou qu’au XIe siècle Su Shi la plia à l’expression de hautes et philosophiques pensées, et au XIIe siècle la poétesse Li Qingzhao (env. 1081-1150) à celle de l’amour conjugal le plus licite. Mais, dans l’ensemble, le ci devait toujours rester empreint d’une certaine délicatesse un peu efféminée, qui est la marque des Song, de même que la poésie régulière, ou shi , porte la marque des Tang et de son classicisme. Ces deux formes, le shi et le ci , sont celles sous lesquelles la poésie s’est perpétuée depuis l’époque des Song jusqu’au XXe siècle sans changement notable.

La littérature vulgaire

Le développement de l’imprimerie, à partir du Xe siècle, avait transformé l’industrie du livre et créa, sous les Song, un commerce fort actif d’édition et de librairie. La littérature de fiction en reçut une impulsion nouvelle, et nombreux sont les recueils de contes, imprimés à cette époque, qui nous sont parvenus. Mais ces contes sont rédigés pour la majeure partie en langue écrite; ils ne relèvent pas de la littérature proprement vulgaire. De celle-ci, nous n’avons pas grand-chose, sans doute parce que ces œuvres vulgaires se transmettaient surtout à l’état oral ou manuscrit et que les éditeurs ne se souciaient guère de les imprimer, faute de demande de la part de la clientèle lettrée qui ne s’intéressait pas à ce genre trop populaire. On a cependant retrouvé et publié récemment, d’après des recensions du reste pour la plupart postérieures aux Song, un certain nombre de « textes à réciter » (hua ben ) qui servaient aux conteurs publics des Song ou qui imitaient le genre de récits dont ils étaient les spécialistes. Nous avons, d’autre part, des renseignements assez détaillés sur ces conteurs publics et sur les formes variées sous lesquelles ils pratiquaient leur art, en particulier dans le quartier des bazars de Hangzhou où la population oisive et dissipée de la capitale des Song méridionaux trouvait à se divertir. Il s’agit plutôt d’ailleurs de la classe moyenne, d’une certaine bourgeoisie que d’une véritable classe populaire. Le bouddhisme semble avoir joué encore un rôle assez important dans cette littérature orale des Song, qui continuait les « textes de scènes » des Tang. Les récits sont divisés en épisodes, dont chacun est résumé dans des stances récapitulatives, comme dans le roman moderne; la prose est mêlée de vers; la langue n’est pas purement vulgaire, mais abonde en vulgarismes. Nombre de « textes à réciter » des Song annoncent les thèmes ordinaires, la « matière » de la grande littérature romanesque qui devait se développer au cours des siècles suivants.

L’époque mongole (1280-1368) et la dynastie des Ming (1368-1644)

Aperçu d’ensemble

Avec les Mongols, pour la première fois, la Chine tout entière passa sous la domination barbare, et il s’agissait bien, cette fois-ci, de véritables barbares, car, parmi toutes les peuplades étrangères du Nord qui ont successivement fondu sur les plaines chinoises pour y établir leur domination, les Mongols furent ceux qui avaient le moins subi l’influence de la civilisation chinoise. Leur règne fut marqué par un bouleversement des institutions sociales et administratives qui, du point de vue chinois, entraîna de graves conséquences culturelles. La Chine n’était pour les Mongols qu’une province d’un Empire plus vaste et bien que, pour finir, ils n’aient pas échappé à l’action civilisatrice de la Chine, cette action ne les atteignit jamais au point de les siniser radicalement. Rares, parmi eux, semblent avoir été ceux qui surent à fond le chinois littéraire, instrument linguistique de la classe lettrée. Les Mongols supprimèrent complètement les examens dès leur conquête du nord de la Chine, en 1234. La langue parlée devint celle de l’administration. Les lettrés ne purent alors que se détourner des disciplines littéraires traditionnelles qui ne payaient plus leur homme, et c’est une des raisons pour lesquelles l’époque mongole n’a rien produit de remarquable ou de neuf dans le domaine de la haute littérature en langue écrite: la poésie, la prose d’art vivent sur les formes créées sous les Tang et les Song; à signaler cependant une forme poétique nouvelle, issue comme le ci des chansons des courtisanes et liée aux chansons du théâtre, le qu ou sanqu , dont les principaux auteurs furent les grands dramaturges. Les histoires dynastiques, hâtivement compilées entre 1343 et 1345, sont bien parmi les plus médiocres de toutes. C’est dans les genres vulgaires, le roman et surtout le théâtre, que cette époque se montra inventive et originale; c’est par là qu’elle contribua de manière importante au développement de la littérature chinoise.

Et l’on peut en dire autant de l’époque des Ming (1368-1644), dynastie nationale qui succéda à celle des Yuan. Moins stérile que l’époque mongole en œuvres de langue écrite, la littérature des Ming n’inventa rien non plus dans les genres nobles; il y règne une verbosité terne qui respire l’ennui. La langue écrite a retrouvé tout son prestige; les examens littéraires, rétablis par un gouvernement nationaliste et traditionaliste, favorisent un pédantisme scolaire dont les effets se font sentir dans toute la production littéraire. L’exégèse des classiques ne fait que rabâcher sous une forme affadie et platement moralisante la doctrine néo-confucianiste de Zhu Xi.

C’est seulement à la fin de la dynastie, lorsque les eunuques, et à travers eux les femmes, dirigèrent tout à la Cour – autre phénomène récurrent de toute décadence chinoise – que l’intelligentsia se réveilla et qu’au milieu d’une effervescence stimulée par l’activité de clubs littéraires où l’on conspirait contre les eunuques, par les premiers contacts avec le monde européen, révélé aux Chinois par les missionnaires jésuites dès les environs de l’an 1600, et surtout par l’approche d’une nouvelle menace d’invasion étrangère, celle des Mandchous, quelques fortes personnalités s’affirmèrent dans la classe lettrée, celle d’un Gu Yanwu (1613-1682) ou d’un Huang Zongxi (1610-1695) par exemple, et que se prépara le grand mouvement de réforme morale et de renaissance littéraire qui devait se développer à l’époque mandchoue (1644-1911). Mais, à vrai dire, c’est à cette dernière époque qu’appartient déjà ce réveil de la fin des Ming. Dans la littérature de l’époque proprement dite des Ming, comme dans celle de l’époque mongole, les genres qui furent cultivés avec le plus de succès furent les genres vulgaires, le roman et le théâtre; mais, à ce point de vue, les Ming ne firent que continuer les Yuan. L’époque des Ming apparaît donc, dans l’histoire littéraire de la Chine, comme une période de transition, et l’on n’a pas cru devoir lui consacrer ici un chapitre séparé.

Le théâtre

C’est à l’époque mongole qu’on voit le théâtre chinois se dégager des récitations des conteurs publics, des divertissements d’histrions ou de bouffons, de la danse, de la mimique et de la musique, pour prendre un tour plus littéraire, sans qu’il dût jamais accéder cependant, en Chine, au rang noble entre tous que lui assignent les littératures européennes, sauf peut-être à l’époque moderne. De l’époque mongole datent les premiers textes ayant un caractère proprement théâtral, c’est-à-dire mettant en scène plusieurs acteurs qui dialoguent entre eux et dans la bouche de chacun desquels l’action s’expose à la première personne. Ces textes ont fixé le type formel de la littérature dramatique des siècles ultérieurs. C’est un mélange de poèmes chantés, de caractère surtout lyrique, et de prose déclamée, le tout accompagné de musique instrumentale et d’intermèdes chorégraphiques.

Les origines de ce théâtre sont complexes et mal élucidées. On invoque souvent les conditions sociales et linguistiques de l’époque mongole, qui auraient facilité l’éclosion d’un genre littéraire facilement accessible aux barbares, ou encore l’oisiveté des lettrés qu’un régime administratif contraire à leurs ambitions aurait rejetés vers les œuvres récréatives. On a parlé aussi d’une influence du théâtre indien, qui se serait exercée par l’intermédiaire des commerçants indiens auxquels la paix mongole avait rouvert les routes et les côtes de la Chine. Entre le théâtre chinois et le théâtre indien, la ressemblance est évidente; mais les traits qui rapprochent ces deux formes dramatiques, mélange de vers chantés et de prose déclamée, importance de la musique et de la danse, doivent remonter jusqu’à la fin des Tang et aux « textes de scènes » où ces traits sont déjà attestés. Quant à l’influence des dirigeants mongols, on ignore tout des conditions concrètes dans lesquelles avaient lieu les représentations théâtrales à l’époque mongole, et des rapports qu’elles purent avoir avec la cour mongole de Pékin. Les premiers auteurs de pièces de théâtre aujourd’hui conservées – Guan Hanqing, Wang Shifu et autres –, originaires de la région de Pékin, capitale des Mongols depuis 1260, y vécurent avant la fin du XIIIe siècle et leur activité littéraire dut commencer sous le régime des Jin (Jurchen, 1115-1234), barbares plus sinisés que ne l’étaient alors les Mongols. D’autre part, de nombreux indices, à défaut de textes qui ne nous sont pas parvenus, montrent que dès les XIIe-XIIIe siècles une littérature théâtrale un peu différente de celle du Nord (Pékin), mais similaire dans l’ensemble, s’était développée indépendamment dans le Sud, chez les Song méridionaux (1127-1279).

En réalité, l’apparition du théâtre s’insère dans le grand mouvement, purement chinois, de littérature vulgaire qui s’était déclenché sous les Tang et développé sous les Song, et dans lequel l’intervention des Barbares n’avait joué qu’un rôle fort indirect, s’il en joua un. La forme des textes de théâtre, avec leur mélange de vers chantés et de prose récitée, est celle des « textes de scènes » bouddhiques, les méchants vers de ceux-ci étant remplacés par d’élégants poèmes, les « airs » (qu ) issus des ci des Song et la prose se répartissant entre plusieurs rôles au lieu d’être débités narrativement par un seul déclamateur à la troisième personne. Les jeux de scène, mimique, danse, acrobatie se rattachent aux divertissements dits « jeux variés » (za ju ), c’est-à-dire aux spectacles publics de « variétés » (comme ceux de nos jongleurs médiévaux) dont la tradition était très ancienne en Chine, tant à la Cour que dans le peuple; à l’époque mongole, c’est encore, dans le Nord, de ce nom de « variétés » (za ju ) ou, dans le Sud, de celui de « textes de jeux » (xi wen ) qu’on se servait pour désigner le théâtre. Le chant et la musique conservaient du reste dans le théâtre un rôle fort important. Toute l’innovation du théâtre de l’époque mongole consiste à avoir introduit une pluralité de personnages en les faisant chanter et parler à la première personne. C’était à coup sûr une innovation capitale. Mais l’on voit que ce genre nouveau était l’aboutissement d’une longue évolution préalable, dont les étapes nous seraient sans doute plus claires si nous avions plus de documents sur elles. Tout ce que l’on peut dire actuellement, c’est que le théâtre chinois est le résultat complexe de traditions diverses qui se laissent entrevoir: la structure littéraire du texte remonte au bouddhisme des Tang et, à travers lui, à l’Inde; la mise en scène et le jeu des acteurs s’inscrivent dans une tradition de jeux mimiques et chorégraphiques qui remonte très haut en Chine; le chant et la prosodie s’inspirent de formes poétiques chantées qui s’étaient créées sous les Song.

Les indications qui précèdent s’appliquent au théâtre dit du Nord, celui qui apparaît à Pékin au cours du XIIIe siècle. Les auteurs en étaient des personnages peu connus, de situation sociale généralement médiocre, mais bons lettrés cependant pour la plupart. Dans la première partie de l’époque mongole, au XIIIe siècle, presque tous ceux dont on sait quelque chose étaient originaires du Nord, de la région de Pékin, capitale des Jin et des Yuan, tandis qu’à la fin de la dynastie, au XIVe siècle, ils appartiennent surtout au Sud, à la région de Hangzhou, l’ancienne capitale des Song. Il ne faudrait pas, cependant, chercher dans ce déplacement du centre théâtral du Nord au Sud un argument en faveur d’une priorité du théâtre du Nord et d’une origine barbare du théâtre chinois. Dans le Sud, en effet, il semble bien avoir existé aussi anciennement, sinon plus anciennement que dans le Nord, un théâtre analogue à celui du Nord, avec certaines différences de forme: tous les rôles pouvaient se chanter, il y avait des duos chantés, la longueur des pièces n’était pas fixée et était généralement beaucoup plus considérable que dans le théâtre du Nord, etc.

Le théâtre des Ming, dont un des centres principaux fut Suzhou dans le Jiangsu, au nord de Shanghai, ville restée célèbre jusqu’à nos jours par ses chanteuses et ses acteurs, se présente comme un compromis entre le théâtre du Nord et celui du Sud. Le genre appelé « airs de Kun » (Kun qu ), du nom d’une localité proche de Suzhou d’où était originaire l’auteur qui créa ce genre au début du XVIe siècle, se caractérise notamment par le développement de l’accompagnement orchestral.

Quelles que soient les modifications de forme que le théâtre chinois a subies depuis l’époque mongole, les sujets en ont été pour la plupart empruntés à un fonds traditionnel qui est aussi celui du roman et qu’on peut appeler la « matière » de la littérature chinoise vulgaire. Ces sujets sont tirés principalement de l’histoire et, dans celle-ci, d’épisodes qu’avait déjà popularisés la littérature narrative vulgaire des Tang et des Song. La fiction des Tang a également fourni de nombreux sujets aux auteurs de drames. La pièce qui passe pour le chef-d’œuvre du théâtre du Nord à l’époque mongole, L’Aile occidentale [de la maison] (Xi xiang ji ) de Wang Shifu (XIIe-XIIIe s.), dérive de La Vie d’Oriole (Yingying zhuan ), un conte en « prose antique » de Yuan Zhen (779-831), l’ami de Bo Juyi, qui narrait les amours d’une jeune veuve nommée Oriole. Le merveilleux joue également dans le théâtre chinois un rôle assez important, de même que dans les « récits de merveilles » (chuan qi ) en prose des Tang et des Song. Le terme chuan qi sert même parfois à désigner le théâtre des Ming, issu de l’école du Sud du théâtre mongol.

Le roman

C’est à l’époque mongole que semble remonter le véritable roman chinois en pure langue parlée, celui qu’on appelle communément le « roman à épisodes » parce qu’il est longuement développé en épisodes ou chapitres, dont le nombre peut aller jusqu’à cent et plus. En chinois, ces épisodes portent le titre de « fois » (hui ), c’est-à-dire que la narration se divise en tant de « fois »: 50 » fois », 100 « fois »... Ce terme est un des traits par lesquels le grand roman, destiné à des lecteurs et non plus à des auditeurs, se rattache encore aux récitations des conteurs publics, qui se prolongeaient en un certain nombre de séances ou de « fois »; un autre en est la formule qui termine traditionnellement les chapitres des longs romans: « Si vous voulez savoir ce qui arriva ensuite, veuillez écouter la fois suivante », ou autres tours de ce genre. Toutes ces formules, restées traditionnelles dans le roman écrit et lu, alors qu’elles n’y avaient plus aucune raison d’être, en marquaient les origines orales et populaires et contribuèrent à laisser le roman en marge de la littérature noble. Les vrais lettrés affectaient de l’ignorer et eussent trouvé de mauvais goût d’y attacher ouvertement leur nom. C’est pourquoi les auteurs des grands romans classiques sont inconnus ou très mal connus. Les textes, d’autre part, ont été périodiquement retouchés, remaniés, accrus, développés sans cesse, et nous sont parvenus pour la plupart en des recensions tardives dont, faute de documents suffisants, on a peine à distinguer les couches successives. Aucune de nos éditions actuelles n’est antérieure aux Ming, et il est probable que c’est aux lettrés des Ming que sont dues les qualités de langue et de style qui font la valeur littéraire de ces ouvrages.

La « matière » des premiers grands romans est souvent la même que celle du théâtre. Le Roman des Trois Royaumes (San guo zhi yanyi ) met en scène les preux de cape et d’épée qui, au IIIe siècle de notre ère, se disputèrent la succession de la dynastie des Han. Ce genre d’« amplifications » sur l’histoire se rattache à l’une des variétés de littérature orale que cultivaient les conteurs publics sous les Song, l’« histoire expliquée » (jiang shi ); il est d’origine en partie scolaire et éducative, les passages en vers en étant inspirés d’épitomés poétiques de l’histoire nationale qui circulaient dans les écoles et dans le public dès la fin des Tang, au IXe siècle.

Un autre grand roman historique, Au bord de l’eau (Shui hu zhuan ), a plus de valeur littéraire. C’est l’histoire d’une bande de brigands en révolte qui s’illustra durant l’ère Xuanhe des Song (1119-1125) sur les bords d’un lac du Shandong. C’est l’épopée du bon bandit redresseur de torts, déjà glorifié par Zhuangzi et cher au cœur du peuple chinois, qui n’a jamais ressenti un amour immodéré pour l’administration mandarinale.

De la fin des Ming date un roman religieux dont la valeur littéraire est également grande, le Voyage en Occident (Xi you ji ) de Wu Cheng’en (XVIe s.), qui reprend le thème du pèlerinage en Inde de Xuanzang pour en tirer une fantaisie de haute liesse. Le véritable héros en est un vieux singe magicien plein de tours et malices, vague reflet du Hanumat indien, mais combien transformé dans le miroir de la religion populaire chinoise, dont cet ouvrage est l’épopée à la fois féerique et burlesque.

De la même époque (XVIe s.) date un roman d’un genre bien différent, lui aussi en 100 « fois », mais dont l’auteur n’est pas connu, et pour cause, car il s’agit d’une œuvre où la satire sociale se pimente de pornographie pure et simple. Son titre, Les Fleurs de prunier dans le vase d’or (Jin Ping Mei ), est un jeu de mots sur les noms des trois principales héroïnes, concubines d’un riche droguiste dont le roman décrit les exploits amoureux.

À côté de ces grands romans qui suffiraient à réhabiliter littérairement l’époque des Ming, la fiction de moindre haleine, le conte, la nouvelle progressèrent également, tant en langue écrite qu’en langue parlée. En cette dernière, le recueil intitulé Spectacles curieux d’aujourd’hui et d’autrefois (Jin gu qi guan ) a un caractère très populaire; la langue est triviale jusqu’à la grossièreté, la morale est d’un simplisme désarmant. C’est ce qu’on appellerait chez nous de la « littérature pour concierges ». Ce sont pourtant ces nouvelles de bas étage qui, traduites en raison de leur facilité textuelle ou des lettrés médiocres auxquels avaient affaire la plupart des traducteurs européens, ont contribué à faire connaître en Occident l’art narratif chinois. De courts romans moraux, d’un style plus relevé, où l’on voit des jeunes gens et des jeunes filles de bonne famille obtenir immanquablement la récompense de leurs vertus – L’Heureuse Union , Les Deux Cousines , Les Deux Jeunes Filles lettrées , etc. – ont, eux aussi, fait les délices de nos pères, et la bourgeoisie de Louis-Philippe se plut à retrouver sa propre image dans ces chinoiseries à l’eau de rose de la fin des Ming.

L’époque mandchoue (1644-1911)

Les Mandchous étaient déjà fortement frottés de culture chinoise lorsqu’ils s’emparèrent, au XVIIe siècle, de l’Empire qu’ils devaient gouverner pendant près de trois siècles sous le nom chinois de dynastie des Qing (1644-1911). La culture chinoise connut sous leur règne une de ses périodes les plus brillantes. L’empereur Kangxi au XVIIe siècle (1662-1722), l’empereur Qianlong au XVIIIe siècle (1736-1796) étaient des hommes instruits et éclairés qui favorisèrent les lettres et les arts et fournirent à leurs sujets chinois les moyens de faire refleurir sur le plan culturel les grandes traditions du passé. D’abord réservées, les élites chinoises ne tardèrent pas à se rallier et, s’il subsista peut-être chez elles un fond de réserve à l’égard des Mandchous, elles acceptèrent volontiers de coopérer aux grandes entreprises culturelles lancées par eux. L’accusation parfois portée contre les Mandchous d’avoir rejeté les lettrés chinois vers les travaux d’érudition pour les écarter de la politique est certainement injustifiée; il y eut au grand mouvement d’érudition de l’époque mandchoue des raisons autrement profondes. Ce mouvement était lié à un retour vers le passé, à une renaissance si l’on veut. Beaucoup des historiens de cette époque emploient ce mot, et comparent même ce réveil chinois à notre Renaissance européenne qu’à partir de la fin du XVIe siècle les missionnaires jésuites étaient justement venus représenter en Chine. Il semble qu’au moment où la Chine commençait à découvrir ainsi une civilisation étrangère, avec laquelle elle allait avoir à se mesurer en un débat de vie et de mort, elle ait obscurément senti le besoin de remonter aux sources de son propre héritage culturel, en le soumettant à une revue critique et en le faisant revivre sous ses divers aspects. Ce retour aux sources ne se fit pas cependant dans une atmosphère de libéralisme intellectuel: les Mandchous pratiquèrent, eux aussi, l’inquisition et nombreux furent les procès littéraires, surtout au XVIIIe siècle.

Les belles-lettres

La tendance à faire revivre le passé est sensible dans toute la production littéraire de l’époque mandchoue, ainsi que dans ses arts. Dans les belles-lettres, on voit reparaître l’un après l’autre tous les styles, tous les genres du passé, sans qu’il s’agisse cependant de simples imitations artificielles et stériles: dans beaucoup de ces genres, les écrivains des Qing atteignent une rare perfection et réussissent à s’exprimer de manière originale.

Le récitatif des Han (fu ), la poésie régulière des Tang (shi ), la poésie à chanter des Song (ci ) et des Yuan (qu ) ont leurs adeptes experts et hautement appréciés. Les ci du poète mandchou Nala Xingde (1655-1685) passent aux yeux des connaisseurs pour des modèles de cette forme difficile; il y chante avec une mélancolie passionnée, comme le veut le genre, son amour pour une femme dont on ne sait pas bien s’il s’agit de la jeune épouse qu’il avait perdue à vingt et un ans ou d’une cousine qu’il ne put épouser parce qu’elle entra dans le gynécée de l’empereur Kangxi.

La « prose à l’antique » (gu wen ) de la fin des Tang donna naissance, sous les Qing, à une véritable école qui avait son centre à Tongcheng, dans l’Anhui, et qu’illustrèrent une série de maîtres renommés. On préconisait, dans cette école, un style simple et classique, comme l’avait voulu Han Yu au IXe siècle, et l’on s’y ralliait doctrinalement au néo-confucianisme, dont le même Han Yu avait été le précurseur; c’était donc une école conservatrice, qui s’opposa au mouvement critique du XVIIIe siècle, dont elle réprouva les audaces. Elle condamnait le Moyen Âge bouddhiste et taoïste, ainsi que la « prose symétrique » (pian wen ) qui en avait été la principale expression littéraire. Le genre de la nouvelle en langue écrite sur des sujets merveilleux, tel qu’il avait fleuri sous les Tang et les Song, fut repris au XVIIe siècle par Pu Songling (1640-1715) dans ses Récits des merveilles du Studio de la nonchalance (Liao zhai zhi yi ) dont certains s’inspirent directement des « récits merveilleux » (chuan qi ) des Tang, mais qui, pour la beauté du style, sont considérés comme supérieurs à tout ce qui s’était fait jusqu’alors en ce genre.

La forme, chez Pu Songling, l’emporte sur le contenu qui est assez quelconque. Il n’en va pas de même, au siècle suivant, du poète Yuan Mei (1716-1798), une des figures les plus originales de l’époque mandchoue. Esprit indépendant, Yuan Mei s’éleva contre le moralisme étroit des milieux officiels, défendit l’art pour l’art, le droit de la femme à participer à la vie littéraire (il vivait entouré de lettrées), et osa même affirmer le caractère érotique des Airs des principautés des Zhou, dans lesquels l’exégèse confucianiste ne voyait que des allégories morales; c’était Voltaire démolissant l’interprétation allégorique du Cantique des cantiques. Par là, et par d’autres traits de son œuvre et de ses idées, Yuan Mei se rattachait au mouvement « libertin » du XVIIIe siècle chinois, qui sur le plan de la pensée religieuse se manifestait par la réaction contre le néo-confucianisme, et sur le plan littéraire par la critique philologique des textes canoniques. Comme la plupart des esprits forts de son temps, Yuan Mei se tint à l’écart du monde officiel, s’étant, dès l’âge de trente-trois ans, démis de toute charge administrative pour s’installer dans son célèbre jardin de Nankin. Ses poèmes, sa prose aussi sont d’une vivacité, d’un pittoresque qui font penser à notre style baroque; son manuel de recettes culinaires (Shi dan ) a beaucoup fait pour sa gloire dans un pays où l’on sait manger.

Un autre écrivain qui a célébré dans des Mémoires charmants l’art de bien vivre tel qu’on le pratiquait en Chine au XVIIIe siècle est Shen Fu (env. 1763-1810), auteur de Six Mémoires sur une vie flottante (Fou sheng liu ji ); il y décrit notamment, dans une prose paresseuse et capiteuse, les jardins de Suzhou, où, de nos jours encore, on respire quelque chose de l’atmosphère de cette « belle époque ».

La réaction contre le néo-confucianisme et la critique philologique

Vers le début du XVIIe siècle, une réaction avait commencé à se dessiner contre le néo-confucianisme des Song et des Ming, que des esprits vigoureux comme Gu Yanwu (1613-1682) rendaient responsable de la décadence des Ming et de la conquête de la Chine par les Mandchous. Gu Yanwu se proposa de rendre au confucianisme le sens des réalités. Il préconisa donc un confucianisme vécu, et tout d’abord un retour aux études concrètes, à l’histoire, à la philologie, à la géographie, à l’exégèse objective des textes canoniques. C’est ainsi que Gu Yanwu se trouva devenir l’homme d’une renaissance des études; il y avait en lui à la fois du Luther et de l’Érasme. Cette tendance à la réforme allait se poursuivre avec Yan Yuan (1635-1704) et Li Gong (1659-1733), qui sont considérés comme des « pragmatistes ». Leur insistance sur la formation de l’homme complet et non sur la pure culture livresque est une note nouvelle dans l’histoire de la pensée chinoise.

Pour restituer le confucianisme en son authenticité première, il était nécessaire de procéder à une critique de l’exégèse confucianiste qui, depuis l’époque des Han, s’était accumulée autour des textes canoniques en couches successives, formant une tradition sanctionnée par l’enseignement officiel et qui s’interposait entre ces textes et leurs lecteurs. Au XVIIIe siècle, la critique prit un tour philologique et atteignit un radicalisme dont les effets ne tardèrent pas à se faire sentir dans le domaine religieux et philosophique.

Les disciplines philologiques passèrent alors au premier plan de la vie intellectuelle. Hui Dong (1697-1758) enseigna que, pour mieux comprendre les textes canoniques, il fallait remonter à l’exégèse des Han, antérieure au bouddhisme et au réveil du taoïsme; d’où le nom d’« école (de l’exégèse) des Han » (Han xue) que prit alors la réaction contre le néo-confucianisme officiel. Violemment attaquée par les conservateurs, cette école n’en poursuivit pas moins ses travaux; et bientôt, par-delà l’exégèse des Han, elle aborda les textes canoniques eux-mêmes pour les soumettre à sa critique et montrer que plusieurs n’étaient que des faux.

Mais c’est sous le règne de Qianlong (1736-1796) que la critique des textes canoniques atteignit son apogée. Parmi tous les savants qui s’y livrèrent alors, il n’en est pas de plus remarquable que Dai Zhen (1724-1777), qui ne fut pas seulement le plus grand philologue de ce grand siècle, mais sut aussi tirer de sa philologie les conséquences philosophiques qu’elle impliquait. Né d’une famille de marchands dans un bourg reculé de la Chine centrale, toujours resté en marge de l’élite officielle, Dai Zhen est socialement le type d’une classe nouvelle d’intellectuels. Sa formation fut plus scientifique que littéraire: l’astronomie et les mathématiques européennes, introduites au XVIIe siècle par les Jésuites, lui furent connues dès sa jeunesse. Puis il appliqua les méthodes ainsi acquises à la critique des textes canoniques du confucianisme; mais, sous une allure philologique, son œuvre est en réalité une réinterprétation de toute la pensée de l’Antiquité chinoise, appuyée sur une analyse de son vocabulaire philosophique. Dans ce vocabulaire, élagué de ses gloses néo-confucianistes, Dai Zhen retrouve le vieux naturalisme chinois, longtemps faussé par le gnosticisme bouddhique et taoïque. Toute la philosophie néo-confucianiste des Song et des Ming, toute son éthique se trouvaient ainsi mises en cause; le confucianisme lui-même était ébranlé en ses bases.

Ainsi, la philologie sapait peu à peu la tradition; elle finirait par mettre le feu aux poudres, comme il advint en Occident depuis la Renaissance. Dai Zhen avait conscience des conséquences philosophiques de ses travaux; toute sa vie, il se débattit entre la philologie et la philosophie, comme chez nous un Vico ou un Renan. Ses théories n’allèrent pas sans susciter une vive opposition. Il eut affaire, entre autres, à un adversaire d’autant plus redoutable qu’il était, lui aussi, un esprit libre et original, l’historien Zhang Xuecheng (1738-1801). Issu, comme Dai Zhen, de souche populaire, de caractère encore plus indépendant peut-être, Zhang Xuecheng s’était assigné le but de faire revivre les études historiques, trop négligées, à son sens, du fait de l’attention presque exclusive accordée de son temps à l’exégèse confucianiste (nous dirions: aux études bibliques et patristiques). La science historique avait disparu du programme des écoles et des examens officiels, où Zhang Xuecheng aurait voulu la voir figurer à la première place. Dans un de ses principaux ouvrages, il affirme expressément que « tous les livres canoniques sont de l’histoire ». Ce « pan-historicisme » dressait Zhang Xuecheng contre toutes les tendances de son époque: de là ses diatribes contre le « philologisme » de ses contemporains; de là son hostilité envers Dai Zhen lui-même.

Dai Zhen et Zhang Xuecheng sont tous deux de grands écrivains. Le style du premier est d’une netteté, d’une clarté cristalline; on y sent un esprit formé aux mathématiques. Le second est parfois plus obscur, il a des coins de confusion; mais c’est à force de déborder d’idées, et sa prose toujours incisive est parfois d’une verve impayable.

Le roman

La littérature vulgaire est un autre domaine dans lequel la Chine de l’époque mandchoue s’est montrée particulièrement féconde. Du règne de Qianlong date le chef-d’œuvre du roman chinois, Le Rêve du pavillon rouge (Hong lou meng ) de Cao Zhan, plus souvent appelé Cao Xueqin (env. 1715-1763). Cependant, certains critiques refusent de voir en Cao Zhan l’auteur d’un roman dont le sens profond est certainement mystérieux et prête à de nombreuses interprétations. Quoi qu’il en soit, on peut y voir au premier regard une peinture de la vie dans une grande famille, peinture qui semble aller au-devant de toutes les exigences de l’observation sociologique, mais dont l’inspiration est en même temps profondément poétique et même religieuse; cette œuvre, si réaliste, baigne dans une atmosphère de merveilles et de rêve (d’où son titre). La psychologie en est d’un personnalisme très rare en Chine et d’une pénétration qui fait penser à Dostoïevski (si taoïste à maints égards), particulièrement à L’Idiot et aux Frères Karamazov ; mais elle se pare d’un style digne de Tolstoï, car, outre les poèmes en langue écrite qui sont de premier ordre, le chinois parlé se hausse ici à l’art le plus consommé.

Un peu antérieure au Rêve du pavillon rouge est L’Histoire privée du monde des lettrés (Ru lin wai shi ), de Wu Jingzi (1701-1754), suite d’anecdotes et de petits tableaux très vifs mettant en scène des lettrés officiels, dont l’auteur raille la morale pharisienne et le ritualisme prétentieux, en leur opposant de simples gens du peuple qui savent apprécier les arts et les lettres sans y mettre d’affectation. À ce même genre satirique se rattachent, vers la fin de la dynastie mandchoue, les Récits de voyage d’un vieux rebut (Lao can you ji , de Liu E (1857-1909), un érudit auquel l’indépendance de son caractère et les rapports qu’il osa entretenir avec les Occidentaux causèrent de graves difficultés. Il fustige dans ce roman la corruption et les vices des fonctionnaires, sous prétexte de décrire les voyages d’un lettré au nom ironique dans l’intérieur de la province du Shandong. Dans la production romanesque très abondante de l’époque mandchoue, il faut signaler enfin L’Alliance prédestinée du miroir et des fleurs (Jing hua yuan ), de Li Ruzhen (env. 1763-1830), un philologue qui s’amusa dans ce roman à ridiculiser les mœurs chinoises en faisant voyager ses héros, tel Gulliver, dans des contrées lointaines et fantastiques où tout est à rebours de ce qui se fait en Chine. Sous la forme d’un roman exotique, genre qui était à la mode depuis l’époque des Ming, Li Ruzhen discute toutes sortes d’idées curieuses et revendique notamment pour les femmes, comme son contemporain Yuan Mei, le droit de prendre part à la vie littéraire et administrative, de se présenter aux examens d’État, d’être nommées à des postes officiels. Ainsi, dès le XVIIIe et le début du XIXe siècle, même dans des milieux qui non seulement n’étaient pas convertis au christianisme, mais n’entretenaient aucun rapport direct avec les missionnaires chrétiens, la Chine s’ouvrait peu à peu à des idées nouvelles qui préparaient l’avenir.

Les premières influences occidentales

On peut se demander si et dans quelle mesure l’influence de l’Occident par l’intermédiaire des missionnaires jésuites a joué un rôle dans ce qu’on a pu appeler la « renaissance » chinoise de l’époque mandchoue. La plupart des historiens chinois sont enclins à la nier, tandis que certains auteurs occidentaux veulent expliquer tout le mouvement des idées sous les Qing par l’impulsion reçue du père Matteo Ricci aux alentours de l’an 1600 et des nombreux jésuites de diverses nations qui lui succédèrent en Chine jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. La vérité doit se tenir entre ces deux thèses. Il est bien vrai que le père Ricci, génial ancêtre de la sinologie européenne, représentait en Chine l’esprit de notre Renaissance, que dans le conflit qui travaillait les confucianistes de son temps, il optait pour le retour aux textes canoniques contre l’exégèse néo-confucianiste; il est exact que, jusqu’au jour où les missionnaires de Chine s’engagèrent eux-mêmes dans des querelles qui devaient lasser les empereurs mandchous, ceux-ci s’étaient montrés très favorables à leur égard, et qu’une telle faveur ne pouvait, à son tour, qu’inspirer à leurs sujets chinois des dispositions favorables envers ces étrangers qui leur ouvraient un monde si surprenant. Cependant les lettrés chinois qui approchaient les empereurs ne furent pas les véritables chefs de file du mouvement des idées à cette époque; Yan Yuan et Li Gong, Dai Zhen, Zhang Xuecheng, Yuan Mei étaient des personnalités indépendantes qui n’appartenaient ni à la Cour, ni au monde officiel; et l’on n’a signalé jusqu’ici aucun cas de contact effectif entre ces personnalités de premier plan et les missionnaires chrétiens. On a vu cependant que Dai Zhen connaissait bien les sciences occidentales. Que l’on se figure la stupéfaction qu’ont dû susciter chez des Chinois comme Dai Zhen la mappemonde de Ricci ou la cosmologie de Kepler; de telles secousses avaient de quoi disloquer toute la tradition chinoise et, en ce sens, il est évidemment nécessaire de tenir compte de l’influence occidentale dans la formation de la culture et de la littérature de l’époque mandchoue.

Les canons anglais, en 1840, vinrent précipiter ce bouleversement. Mais ce ne fut qu’à partir de la fin du XIXe siècle que l’impact occidental se fit sentir en toute sa puissance, et que la culture chinoise commença à le subir ouvertement et à l’accepter consciemment. Dans le domaine littéraire, les premières traductions d’œuvres européennes, non plus religieuses ni scientifiques, mais proprement littéraires, furent celles de deux lettrés du Fujian qui ne connaissaient ni l’un ni l’autre les langues européennes, ou n’en avaient que de vagues lueurs. Lin Shu (1852-1924) traduisit les romans de Walter Scott et de Dickens, de Cervantès et de Victor Hugo, le théâtre de Shakespeare et celui d’Alexandre Dumas fils, dont La Dame aux camélias , traitant d’un thème qui avait toujours été un des sujets de prédilection de la littérature chinoise vulgaire, celui de la réhabilitation de la courtisane par un amour pur, eut un immense succès dans tout le monde extrême-oriental. À Yan Fu (1853-1921), qui avait fait un bref séjour d’études en Angleterre vers 1878, revint la tâche de faire connaître en Chine nos philosophes; il traduisit Rousseau et Montesquieu, Adam Smith, Stuart Mill, Herbert Spencer et Thomas Huxley, ce qui lui valut d’être un des premiers recteurs de l’université de Pékin en 1912, mais faussa pour longtemps l’idée qu’on se fit en Chine de la pensée occidentale, car les ouvrages choisis par Yan Fu ne remontaient pas au-delà de l’Europe moderne et ne traitaient que de politique, d’économie et de sociologie, d’où l’on conclut en Chine qu’à la différence de la Chine l’Occident n’avait jamais connu que ces formes de pensées jugées inférieures. Lin Shu et Yan Fu étaient du reste des conservateurs, qui rédigèrent leurs traductions en « prose antique »; c’étaient plutôt de libres paraphrases, adaptées au vocabulaire confucianiste, de même qu’au Moyen Âge les premières traductions de textes bouddhiques s’étaient adaptées au vocabulaire taoïste.

À la même période de transition appartiennent les œuvres de deux Cantonais, Kang Youwei (1858-1927) et Liang Qichao (18731929), qui ne furent pas des conservateurs, mais prirent, au contraire, une part active à l’instauration du régime républicain. Le premier s’efforçait de présenter Confucius comme un fondateur de religion à la manière de Jésus et exposait l’utopie d’un État mondial destiné à rapprocher les hommes dans la paix universelle. Liang Qichao, de son côté, fut un des premiers écrivains à employer la langue parlée (une langue parlée alourdie d’emprunts maladroits à l’anglais, qu’il connaissait fort mal) dans des ouvrages ayant un caractère savant et scientifique; son rôle consista essentiellement à vulgariser les méthodes occidentales des sciences humaines, qu’il connaissait surtout à travers le Japon, en les appliquant plus ou moins heureusement à l’étude de l’histoire et de la pensée chinoises.

6. L’époque contemporaine (de 1912 à nos jours)

La révolution littéraire

La révolution chinoise de 1911, l’instauration de la République l’année suivante furent suivies, à brève échéance, d’une profonde révulsion culturelle que ses promoteurs appelèrent la « révolution littéraire » et qui se déclencha pendant la Première Guerre mondiale, à partir de 1917. Le principal promoteur en fut Hu Shi (1891-1962), dont les premiers manifestes littéraires furent envoyés en Chine des États-Unis, où il fit ses études de 1910 à 1917 sous la direction du philosophe pragmatiste Thomas Dewey. Ces manifestes parurent en 1917 dans la revue La Jeunesse (Xin qingnian ), que publiait à Pékin un de ses compatriotes de l’Anhui nommé Chen Duxiu (1879-1942). Hu Shi y traçait le programme d’une réforme radicale de la littérature chinoise, inspirée d’exemples occidentaux. Sa principale thèse était la nécessité de substituer carrément la langue parlée à la langue écrite comme instrument de la littérature. Une telle réforme, soutenait-il, se justifiait comme l’aboutissement d’une période de gestation longue d’une dizaine de siècles; depuis les Song et les Yuan, le courant principal de la littérature chinoise avait été celui des œuvres en langue parlée. La langue écrite serait désormais considérée comme une langue morte, ce qu’elle avait été en fait depuis longtemps. La réaction fut très vive de la part de tous les lettrés conservateurs; mais, avec l’appui du recteur de l’université de Pékin, Cai Yuanpei (1867-1940), esprit avancé de formation française, les mesures préconisées par Hu Shi et Chen Duxiu furent adoptées par le gouvernement républicain et, dès 1920, la langue parlée supplanta la langue écrite au programme des écoles du premier degré. Le problème de l’abrogation de la langue écrite et de son remplacement par la langue parlée comme organe de la littérature se présentait dans des conditions bien différentes de celles de la substitution des idiomes vulgaires au latin, en Europe, à la fin du Moyen Âge, ou de celles au milieu desquelles aujourd’hui encore l’Inde se débat langagièrement. Il n’y avait pas à créer en Chine une langue vulgaire nationale; elle existait déjà depuis des siècles, avec derrière elle une littérature fort ancienne; il n’y avait pas non plus à la répandre géographiquement à partir d’un centre donné, puisqu’elle était parlée dans tout le pays par une certaine classe sociale. La question n’était pas à proprement parler langagière: elle était d’ordre social. Il s’agissait de faire pénétrer cette langue de haut en bas, dans toutes les couches de la population, et aussi de la faire admettre de bas en haut, par les élites, comme langue littéraire unique au lieu et à la place de la vieille langue écrite. On peut dire que ce redoutable problème est résolu depuis un certain temps déjà.

Tandis qu’après 1920 Chen Duxiu se tournait vers la politique pour devenir un des chefs du Parti communiste chinois, Hu Shi restait au premier plan de la scène littéraire et donnait par ses propres œuvres l’exemple de ses théories. Dans sa prose, il a mis au point un style de langue parlée qui n’a guère été dépassé jusqu’ici; tout en restant parfaitement chinoise de rythme, de sentiment et même de vocabulaire, sa langue parlée est claire comme une langue européenne et se plie avec grâce à l’expression des idées les plus étrangères à la tradition chinoise. Cette réussite s’explique sans doute par la familiarité dans laquelle Hu Shi avait vécu avec les chefs-d’œuvre anciens de la littérature vulgaire.

Autour de Hu Shi, puis bientôt sans lui et en partie contre lui, la nouvelle littérature en langue parlée a pris depuis 1920 un développement considérable, en même temps qu’une minorité d’auteurs, tous plus ou moins âgés, continuaient à cultiver, surtout en poésie, les genres traditionnels de la littérature classique. Dans la jeune génération, ce furent les formes imitées de l’Occident qui prirent le dessus: le théâtre réaliste, sans vers et sans musique, surtout le conte et le roman qui tendirent, comme chez nous, à tout envahir. L’imitation souvent maladroite de l’Occident dépare une partie de cette production volontiers débordante et prolixe, les modèles étant surtout russes et français. Les écrivains se groupaient volontiers en clubs, en associations dont chacune avait ses publications périodiques et qui souvent n’étaient pas purement littéraires, mais arboraient tel ou tel drapeau politique ou social, car toute la littérature de cette époque est profondément travaillée de préoccupations non seulement politiques, ce qui n’avait rien de nouveau en Chine, mais surtout sociales et généralement orientées vers la gauche. La Société de recherches littéraires, fondée en 1921 et dont le principal organe était la Revue mensuelle du conte (Xiaoshuo yue bao , Short Story Magazine ), continua l’œuvre de La Jeunesse ; elle eut pour principal animateur Maodun (1896-1981), romancier révolutionnaire dont l’œuvre reflète le désarroi de cette époque bouleversée. Le groupe dit du Croissant, fondé en 1928 par Hu Shi et d’autres écrivains formés pour la plupart en Occident, représentait une tendance libérale, modérée et rationaliste, d’influence surtout anglo-saxonne. À l’opposé, le groupe Création, fondé en 1922, et tout d’abord d’un romantisme un peu échevelé, se rallia dès 1925 au mouvement prolétarien et fusionna, en 1930, avec la Société de recherches littéraires et d’autres éléments pour constituer à Shanghai la Ligue des écrivains chinois de gauche. Les principaux protagonistes de Création furent Yu Dafu (1896-1945), auteur souvent morbide, et surtout Guo Moruo (1892-1978), une des plus grandes figures de la littérature chinoise contemporaine. Poète, romancier, dramaturge, auteur d’une vaste autobiographie, Guo Moruo a aussi traduit en chinois de nombreux écrivains étrangers.

Le plus grand écrivain de la Chine contemporaine est sans doute Luxun (1881-1936). Son œuvre littéraire, en dehors de nombreuses traductions (surtout du russe à travers le japonais), de travaux d’histoire littéraire et de pièces fugitives, n’est pas fort abondante en créations originales. Mais celles-ci sont de premier ordre. Ce sont surtout des contes, de brefs récits, souvent tragiques et violents sous une forme fine, acérée et souvent ironique, où la tradition du conte chinois ancien se mêle curieusement à des influences occidentales, celle de Tchekhov en particulier, filtrées à travers les auteurs japonais modernes que Luxun connaissait bien.

À côté de ces grandes figures, qui appartiennent déjà à l’histoire, les principaux représentants de la génération suivante sont Lao She (1899-1966), Ba Jin (né en 1904) et Cao Yu (né en 1910). Lao She est de formation anglaise; ses romans satiriques, grouillants de vie, introduisent une note gaie dans cette littérature trop souvent angoissée et amère. Bajin est un anarchiste optimiste, un humanitariste qui se réclame de Romain Rolland et de Tolstoï, dont l’œuvre abondante traite, en particulier, de la question de la famille, question cruciale pour la Chine nouvelle, car la réorganisation sociale s’est heurtée pendant longtemps à des traditions religieuses et morales se rattachant au culte des ancêtres et au dogme de la piété filiale, fondements de la société et de la famille anciennes. Enfin Caoyu est le grand dramaturge de l’époque moderne; ses pièces d’un réalisme sombre et violent faisaient concurrence au vieux théâtre classique avant l’avènement du régime communiste.

Avec ces quelques auteurs pris comme exemples, avec la plupart de leurs contemporains et de leurs cadets, la littérature chinoise se dégage entièrement de ses cadres traditionnels et s’agrège pour la forme, sinon pour le fond, aux littératures modernes de l’Occident.

Cela est aussi vrai dans le domaine de la poésie que dans ceux du roman et du théâtre, dont nous venons de parler. Annoncée dans les dernières années du XIXe siècle par le mouvement appelé Révolution du monde poétique, l’idée d’une poésie moderne en langue parlée prend naissance en 1917 avec la « réforme littéraire » de Hu Shi. Après la « révolution littéraire » de La Jeunesse et d’autres revues qui se créent sur son exemple, révolution liée au Mouvement politique dit du 4 mai (1919), les premiers recueils de poésie moderne paraissent en 1920, le premier étant les Essais expérimentaux (Changshi ji ) de Hu Shi.

À partir de cette date la poésie chinoise moderne, qui cherche sa voie et ses formes dans la poésie occidentale, lui emprunte successivement et parfois simultanément l’inspiration et le nom de ses écoles, tout en recherchant en fait, et en réussissant plus ou moins, à créer les formes chinoises modernes de son expression.

La Société de recherches littéraires se réclame d’un réalisme inspiré essentiellement de Gogol, de Gorki, puis de la nouvelle littérature soviétique. Si l’on excepte les poèmes en prose de Luxun, Herbes sauvages (Ye cao ) de 1927, son œuvre poétique ne peut guère compter. Sa rivale, Création, fondée et dirigée par Guo Moruo, qui publie en 1921 La Déesse (Nüshen ), se réclame des romantismes anglais et allemand et use largement du vers libre.

En 1928, la société de poésie du Croissant, dirigée par Wen Yiduo (1899-1946) et Xu Zhimo (1895-1931), cherche à arracher la poésie chinoise moderne à la mode du vers libre et élabore des formes précises inspirées des poètes anglais et américains modernes.

En 1933, les modernistes, sous la direction de Dai Wangshu (1905-1950), alors en France, reprennent des formes plus libres empruntées aux symbolistes français contemporains, suivant en cela l’exemple du symboliste chinois Li Jinfa (né en 1900), dont l’œuvre, passée inaperçue en 1921 et 1925, revient alors à la mode.

Toutes ces écoles ont perdu leur influence dès 1942, au moment où, à Yan’an, Mao Zedong établit les bases de la politique culturelle qui sera celle de la république populaire de Chine après 1949.

La littérature de la Chine populaire

Réalisme socialiste et mise en cause de l’écrivain professionnel

Dans les zones dites « des soviets » (libérées par les armées de Mao Zedong) la politique culturelle, amorcée dès l’arrivée de la Longue Marche, est de rallier les écrivains et de les unir au service du peuple. Définie aux « Interventions au forum de Yan’an » (Mao Zedong, Œuvres choisies , t. III, p. 89) en mai 1942, cette politique reste officiellement celle de la république populaire de Chine à sa fondation, malgré les diverses tendances qui la traversent. À Yan’an, où les écrivains connus dès les années trente s’affrontent sur les formes et l’esprit qui doivent prévaloir, vient au monde dans le même temps une littérature populaire essentiellement marquée par l’apparition des opéras à thème moderne dont le plus célèbre est La Fille aux cheveux blancs (un des auteurs est He Jingzhi, âgé alors de dix-huit ans), inspiré d’une légende locale et du « yang ge » (danse paysanne du Shaanxi).

En juillet 1949, le premier congrès international des travailleurs de l’art et de la littérature met l’accent sur la « popularisation » et sur la nécessité de rejeter les sujets complexes et les formes étrangères. Les romans de cette époque retracent la vie des paysans durant la réforme agraire ou prennent pour sujet des thèmes militaires et politiques récents. Les plus connus sont L’Ouragan (Baofeng zouyu ) de Zhou Libo, et Le soleil brille sur le Sanggan (Taiyang zhao zai Sanggan he shang ) de Ding Ling (1907-1986), qui aura le prix Staline en 1951. Il en va de même pour le théâtre, où Lao She tient la première place en s’efforçant d’écrire sur des sujets modernes à la louange de la Chine nouvelle (Le Fossé de la barbe du dragon , 1950). Les poètes sont ceux qui étaient connus avant l’établissement de la République populaire et qui s’efforcent d’appliquer le programme de Yan’an, c’est-à-dire le retour aux formes nationales. Le plus connu est Ai Qing (1910-1996).

Le IIe congrès des travailleurs de l’art et de la littérature, en 1953, définit le réalisme socialiste comme principe de création et de critique. Les questions du réalisme, du naturalisme et la notion de « typique » sont à l’ordre du jour. Sur cette lancée, le poète et critique Hu Feng, qui s’était déjà trouvé en désaccord au moment de Yan’an, est éliminé de la scène littéraire en 1955. Les écrivains les plus en vue sont alors Zhao Shuli (1903-1970), dont le roman Sanliwan (1955) prend pour sujet l’établissement des coopératives agricoles, Chen Qitong, dont les nouvelles ont trait à la Longue Marche, et le poète dramatique Cao Yu avec Ciel brillant (Minglang de tian ) sur la réforme idéologique des intellectuels.

En mai 1956, Mao Zedong lance le mouvement dit « des Cents Fleurs » (« Que les cents fleurs s’épanouissent, que les cents écoles rivalisent »), qui répond à des nécessités politiques intérieures, mais reflète aussi la nouvelle ligne politique et culturelle du « dégel » en Union soviétique. La libéralisation accordée par ce mouvement permet une étude plus approfondie de la littérature occidentale d’une part, et de la littérature classique chinoise de l’autre. L’attention est attirée en particulier sur la tradition du xiang sheng , « dialogue comique populaire », et de toutes les formes de satire. La parution des poèmes de Mao Zedong, en langue classique, la réédition des poèmes de Wen Yiduo renouvellent l’intérêt porté à la poésie et aux problèmes particuliers que continuent à poser la langue et les formes de la poésie.

Le mouvement de libéralisation ne dépasse pas juin 1957: les attaques contre le régime qu’il a permises et la désolidarisation assez rapide du « dégel » soviétique provoquent un durcissement de la politique culturelle et la dénonciation du danger droitier. Une « campagne de rectification » se poursuivra jusqu’en janvier 1958. Elle élimine cette fois-ci de la scène littéraire Ai Qing, Ding Ling et beaucoup d’autres. La revue Yi wen dénonce le révisionnisme littéraire des jeunes écrivains soviétiques.

Le « Grand Bond en avant », de mars 1958 à décembre 1959, marque, sur le plan de l’art et de la littérature, un appel à la création chez le peuple. Les grands auteurs tendent à perdre de leur renom et, partant, de leur influence. Le réalisme socialiste est défini comme une combinaison du réalisme révolutionnaire, opposé au réalisme critique du XIXe siècle européen, et du romantisme révolutionnaire, lesquels associent la construction du présent à la prévision du futur. En poésie paraissent des millions de poèmes dans des milliers de groupes d’amateurs. La majorité d’entre eux marque un retour aux formes des chansons populaires ou aux rythmes simplifiés et adaptés de la poésie classique, c’est-à-dire une préférence pour les vers réguliers de cinq et sept pieds et la rime. La production des nouvelles est aussi spectaculaire: un million en trois mois chez les ouvriers de Shanghai; 880 millions de janvier à octobre 1958 pour toute la Chine.

La politique culturelle se poursuit désormais dans le même sens et cherche à abolir peu à peu la distance entre l’écrivain professionnel et le travailleur devenu écrivain. Les résistances sont tour à tour éliminées par des critiques sévères: c’est le cas des romanciers Bajin et Zhao Shuli, de Lao She. En avril 1960 a lieu à Beijing le premier festival des opéras nouveaux à thèmes contemporains. Cependant une opposition se critallise dans les milieux intellectuels autour de l’écrivain et historien Wu Han, maire adjoint de Beijing, auteur de la pièce La Destitution de Hairui (Hairui baguan , une critique assez claire de Mao, qui a destitué le maréchal Peng Dehuai en août 1959), de Deng Tuo et de Liao Mosha, membres du comité de parti de la ville de Beijing et auteurs de critiques aussi claires – Propos du soir à Yanshan (Yanshan yehua ) pour l’un et Les fantômes ne font pas de mal (You gui wuhai lun ) pour l’autre. 1961 est l’année de la rupture ouverte entre la Chine et l’U.R.S.S. Elle se traduit, sur le plan littéraire, par des querelles très vives entre les partisans chinois du « dégel », qui critiquent le Grand Bond, et les partisans de la ligne de Mao, qui dénoncent la direction révisionniste prise par l’U.R.S.S. et ses partisans chinois. Les Dix Points sur la littérature et l’art, ou quelques suggestions sur le travail littéraire et artistique actuel (Wenyi shi jiao. Guanyu dangqian wenxue yishugongzuo de yijian ) de Zhou Yang prennent ouvertement le contre-pied des positions de Mao, mais leur auteur fait aussitôt son autocritique. Le dixième plénum est suivi du mouvement dit « descente à la campagne » (xia fang ) des cadres et des intellectuels. L’opposition, combattue et renaissante, se fait de plus en plus vive, passant dans les milieux des historiens d’une part (sur la réévaluation des personnages historiques) et des philosophes de l’autre (sur le marxisme qui doit être considéré ou non comme un humanisme). En juillet 1964, le festival d’art dramatique de l’opéra de Beijing, qui présente, avec le soutien de Jiang Qing, des opéras modernes à thèmes révolutionnaires, suscite des attaques violentes de l’opposition. À la fin de la même année, Mao lance une dénonciation à peine voilée des « hauts et puissants bureaucrates qui ont glissé peu à peu au révisionnisme et rompu leurs liens avec les ouvriers, les paysans et les soldats: leurs œuvres ont cessé de refléter la révolution et la construction socialistes ».

Vers la révolution culturelle

À la fin de 1965 commence la campagne de critiques contre La Destitution de Hairui , Les Propos du soir à Yanshan , puis les Chroniques du village des trois familles (Sanjia cun zhaji ), œuvre collective de Wu Han, Deng Tuo et Liao Mosha: la révolution culturelle est commencée. Ces écrivains écartés (1966), les autorités qui les protégeaient le seront à leur tour, tels Zhou Yang et Tao Zhu dans la première année de la révolution culturelle (1967).

La révolution culturelle a commencé avec la mise à l’honneur du roman de reportage Le Chant de Ouyang Hai (Ouyang Haizhi ge ), d’un jeune écrivain militaire, et des opéras nouveaux, d’où se trouvaient exclus, selon la recommandation de Mao, « les empereurs, rois, généraux, ministres, damoiseaux et damoiselles et le fatras des idées féodales et bourgeoises », mais il faut attendre la fin de 1970 pour que l’activité littéraire reprenne quelque peu. En 1971, on peut constater que se sont constituées partout en Chine, dans toutes les unités de travail des « ouvriers, paysans et soldats », des « équipes d’art et de littérature ». De 1971 à 1974 (campagne de critique de Lin Biao et de Confucius), elles vont donner un bon nombre de productions, personnelles ou collectives, romans et poèmes qui expriment avec enthousiasme la grandeur du socialisme et la nécessité de la vigilance dans la lutte des classes qui s’y poursuit. Les écrivains « professionnels » de grand renom ont presque tous disparu ou publient peu (tels Guo Moruo, Zang Kejia, Xie Pingxin et, quelque temps au moins, He Jingzhi), mais l’écrivain-paysan Haoran (né en 1936), auteur, la veille contesté, du roman-fleuve Jours ensoleillés (Yanyang tian ), écrit sur des données autobiographiques pour soutenir la lutte contre le révisionnisme, devient rapidement l’écrivain modèle de la révolution culturelle avec son nouveau roman La Grande Voie radieuse (Jinguang da dao ) sur la construction des équipes d’aide mutuelle. Soucieux de « mettre [sa] pensée à la hauteur de son temps », il essaie de théoriser en marxiste les lois qui régissent les luttes de son époque et le rôle que doit y jouer l’écrivain qui s’est mis « au service du prolétariat ».

Cicatrices et espérances

Après la mort de Mao, on assiste très rapidement (en fait le mouvement a commencé avant) à la reprise et à la réévaluation des œuvres littéraires de toutes les périodes précédant la révolution culturelle. Alors que les opéras à thème révolutionnaire disparaissent de la scène, remplacés par les anciens opéras traditionnels, Haoran se trouve la cible d’une violente attaque, qui le laissera pourtant indemne après des mois d’âpres critiques, mais non sans disqualifier les grands romans qui l’ont fait connaître. Les critiques réfutent la théorie des « Quatre » (plus particulièrement de Jiang Qing et Yao Wenyuan s’appuyant sur la mise en garde de Mao en 1964) selon laquelle les œuvres produites entre 1949 et 1966 ne sont toutes que des œuvres « noires » (bourgeoises et révisionnistes). On réhabilite progressivement, vivants ou morts, tous leurs auteurs, ceux qui ont été écartés au cours de la révolution culturelle, ceux qui avaient été impliqués dans le mouvement de rectification de 1957, juste après la période des « Cent Fleurs », et même ceux des années trente, critiqués avant ou après 1949: Bajin, Yang Mo, Lao She, Ding Ling, Ai Qing, Wu Han, Deng Tuo, Tao Zhu, Tian Han, Zhou Yang... La critique s’attache pendant toute une année à dénoncer les productions de la « littérature de complot » (destruction du parti et de l’État par la démolition systématique de ses piliers: les vieux cadres) qui fut celle des années 1975 et 1976, et des films comme Chun Miao et Rupture (Juelie ) qui appelaient la jeunesse à la révolte contre les « seigneurs » des lieux de pouvoir (ici la médecine et l’enseignement). De ces œuvres on attaque aussi le « schématisme conceptuel », provoqué par le procédé cher aux critiques d’avant 1976 des « trois mises en relief » (mise en position dominante du « super-héros » par rapport aux autres héros et a fortiori en contraste avec les personnages négatifs: pas de personnages « intermédiaires »). On souligne le fait que ces super-héros étaient très souvent des femmes, un reflet évident de l’ultraféminisme et des ambitions politiques de Jiang Qing; que cela servait aussi à mettre l’accent sur la lutte des classes ou la lutte tout court, un point de vue impropre à l’époque du socialisme, lequel est le prélude à une société sans antagonismes. Dans le même sens, la production romanesque et dramatique de 1977 est une « littérature de dénonciation » des vices du régime qui vient de tomber. Elle va de pair avec la « littérature de cicatrices », dénonciation des misères endurées pendant dix ou vingt ans, d’après le titre d’une nouvelle de Lu Xinhua (né en 1954), alors étudiant à l’université de Fudan, Cicatrices (Shang-heng ). La nouvelle de l’année qui aura le plus de résonance est Le Responsable de classe (Banzhuren ) de Liu Xinwu (né en 1942), qui soulève le problème de l’éducation et de la délinquance. En 1978, une autre nouvelle du même auteur, La Place de l’amour (Aiqingde weizhi ), amorce des discussions passionnées sur les thèmes du mariage traditionnel et de l’amour, des rapports de l’amour et de la politique, etc. L’attention des écrivains est appelée sur « la vie actuelle ». Dans le droit fil de la campagne de démocratisation et des « dazibao » du mur de Xidan, la littérature de reportage (« baogaouwenxue ») s’inspire de faits réels pour dénoncer la bureaucratie, l’arrivisme et la corruption, par exemple Entre les hommes et les démons (Ren yao zhi jian ) de Liu Binyan (né en 1925), et Si j’étais vraiment cet homme-là (Jiaru wo shi zhende ), de Sha Yexin ou simplement la vie quotidienne comme Zhang Xinxin dans son recueil de reportages, L’Homme de Beijing (Beijingren ).

Bon nombre d’écrivains femmes dénoncent le poids des archaïsmes sur des droits officiellement et légalement acquis, telles la liberté du choix dans le mariage et l’égalité de la femme dans tous les domaines. Ainsi des écrivains comme Zhang Jie (née en 1937), Shen Rong, Ru Zhijuan, Wang Anyi et bien d’autres ont conquis d’emblée un large public. Parallèle ou parfois sous-jacent dans la même œuvre, un autre courant important se fait jour sous le nom de « courant de la conscience » qui s’inspire ouvertement de la littérature et du cinéma occidentaux sous leurs formes les plus actuelles. Wang Meng (né en 1934) en est le fondateur. Il avait été la première victime du mouvement de rectification qui suivit les Cent Fleurs en 1957. De retour à Beijing en 1978, après dix-huit ans passés dans le Xinjiang où il s’était consacré à la traduction de la poésie ouighoure, il a écrit jusqu’à 1989 bon nombre de nouvelles, dont la plus célèbre est Le Papillon (Hudie ) et plusieurs romans sur le même thème des « mutations », de la recherche douloureuse de l’identité et de l’équilibre pour l’intellectuel chinois moderne pris entre l’Orient et l’Occident, la tradition et la modernité. Zhang Xianliang (né en 1936) a suivi le même périple. Étiqueté « droitier » en 1957, il ne commencera à écrire qu’à sa libération en 1979. Son œuvre, déjà très abondante, largement autobiographique, est conçue comme le cycle des aventures à la fois pathétiques et satiriques d’un homme brisé par la vie (assimilée à la femme?) qui erre entre les souvenirs de sa vie ancienne et les absurdités de la vie nouvelle.

Après mars 1979, peu après l’interdiction des « dazibao », la critique officielle soulève la question de la responsabilité de l’écrivain. En 1981, une campagne de critiques se déchaîne contre le poète et auteur dramatique Bai Hua (né en 1930) à propos de sa pièce Amour amer (Gu lian ), dénoncée comme une calomnie inadmissible contre la patrie socialiste dans la mesure où il met en scène un Chinois d’outre-mer qui, après son retour au pays, ne trouve pas l’accueil ni l’aide qui lui permettraient de vivre. Dans le domaine poétique, après le retour très remarqué de Ai Qing, qui occupa la scène pendant plusieurs années de façon presque exclusive, on voit apparaître une « querelle des Anciens et des Modernes » ; d’un côté Ai Qing, Zang Kejia et les poètes âgés, de l’autre les tout jeunes partisans d’une nouvelle poésie dite « nébuleuse » (« menglong ») en opposition totale aux principes de clarté et de simplicité qui constituaient jusque-là l’idéal. Le style, les thèmes et la théorie de la nouvelle poésie s’inspirent manifestement de l’école occidentaliste des « modernistes » lancée en 1933 par Dai Wangshu. L’influence occidentale est représentée dans les œuvres dramatiques par Gao Xingjian (né en 1940), ainsi dans L’Arrêt d’autobus (Che zhan ), dans la critique littéraire par Liu Zaifu (né en 1941). La volonté d’un retour à la spécifité chinoise, le souci du rendu de « la réalité telle quelle » réapparaissent avec l’école « des racines », l’école « du terroir » illustrées par Feng Jicai, Liu Shaotang, Liu Heng..., à qui la critique reproche leur intérêt trop vif pour les mœurs arriérées ou bizarres de la vieille Chine. Les événements de la place Tienanmen et le massacre du 4 juin 1989 marquent un coup d’arrêt à la production littéraire. Les grands de la veille vivent à l’étranger ou terrés dans leur « base ». Ils attendent un nouveau réveil.

7. Thèmes et interprétations

Nécessité d’une analyse thématique

La littérature chinoise pourrait offrir aux études thématiques, dont la critique moderne a reconnu l’importance, un champ d’investigation privilégié. La spécificité de la langue écrite et, par voie de conséquence, l’indépendance marquée de l’objet littéraire, la force et la continuité de la tradition, l’obsession de certains thèmes qui traversent les siècles, tous ces facteurs semblent garantir la fécondité de telles analyses. Cependant, la critique littéraire chinoise, affaire de philologues, d’historiens ou d’esthètes, ne s’est guère préoccupée de ces problèmes. Leur étude débute à peine. Il est possible, en se limitant toutefois à la poésie, d’indiquer l’importance dans ce domaine de la recherche thématique, de délimiter quelques-unes des fonctions de l’activité poétique en Chine, génératrices de thèmes littéraires, et d’analyser pour finir le complexe poétique dans lequel s’intègrent les grands thèmes traditionnels.

La poésie, en Chine, baigne la vie quotidienne. Les enfants, qui apprenaient autrefois leurs caractères dans des manuels versifiés, lisent aujourd’hui des livres illustrés dont les légendes sont souvent rédigées en vers souples et bien rythmés. Dans toutes les classes de la société, les chansons et les dictons fleurissent, expression si directe de l’opinion publique que, dès l’Antiquité, les souverains les faisaient colliger pour y étudier la voix du peuple. Pour les lettrés, dans l’ancienne Chine, la poésie participait de l’art du gouvernement, puisqu’il fallait être poète pour réussir aux examens d’État. Et ce n’est pas par simple coquetterie qu’aujourd’hui encore les dirigeants chinois livrent au public les poèmes que leur inspire l’actualité. La langue chinoise justifie cet universel penchant. Le rythme joue en effet dans la phrase un rôle analogue à nos structures syntaxiques. Surtout dans la langue écrite, mais aussi dans le parler quotidien, c’est souvent par l’opposition de membres de phrases parallèles que le sens se constitue. Il en résulte que la poésie est pour ainsi dire coextensive au langage et susceptible de traiter n’importe quel thème de pensée.

Est-ce donc de la vie chinoise dans son ensemble que doit traiter l’histoire des thèmes poétiques? Bien que la poésie des lettrésîsoit souvent allée se rafraîchir aux sources du lyrisme populaire, auquel elle empruntait des sujets ou des procédés d’expression, ces contacts n’ont jamais compensé la tutelle contraignante de la tradition littéraire. Art écrit, la poésie, comme les autres branches de la littérature, usait d’un langage spécifique, différent du parler commun et régi par ses propres lois. Ainsi se délimitait, sur un autre plan que celui de la réalité, un espace littéraire, si vaste, si riche de l’œuvre immense de générations d’écrivains, que beaucoup d’auteurs furent tentés de s’y réfugier et d’y vivre, sans plus revenir au réel. L’exploration de ce monde spécifique passe par l’analyse des thèmes permanents qui ont favorisé le goût des allusions, des virtuosités érudites, et la formation d’un style impersonnel, volontiers énigmatique. Il n’est possible d’apprécier l’originalité d’un écrivain donné, dans le travail de la forme, qu’en rapportant sans cesse au fonds commun les variations dont il est l’auteur. En quoi l’empereur déchu des Tang du Sud, Li Yu, a-t-il mieux parlé de l’exil, qu’il connut réellement, que tant d’autres avant lui qui n’avaient manié qu’un topos ? Pourquoi le deuil de Li Qingzhao, la poétesse des Song, a-t-il ému ses lecteurs, après que des générations de poètes eurent accumulé à satiété tant de méditations sur la séparation ou la mort? Il n’y a de réponse certaine à ces questions qu’au terme de solides analyses thématiques.

Thèmes et fonctions

Pour aborder cette étude, il est commode de classer les thèmes à partir des diverses fonctions de la production poétique dont ils manifestent l’activité. On indiquera ici, à titre d’exemples, quatre de ces fonctions qui, dans le cadre chinois, ont été des pourvoyeuses de thèmes littéraires. Les philosophes de l’Antiquité, notamment ceux de l’école confucianiste, ne reconnaissaient à la littérature aucune vocation propre. La puissance du verbe, dont ils avaient conscience, était mise au service de la morale et de l’éducation. Cette théorie inspira pendant des siècles non seulement les commentaires édifiants qui enveloppèrent les poèmes sacrés du Shi jing , fussent-ils des chants d’amour, mais aussi les flots de la poésie didactique, exhortations, hymnes solennels, panégyriques. Les fonctionnaires n’avaient pas toujours le droit, mais avaient toujours le devoir, de faire entendre la voix de la sagesse, et les remontrances ou les adresses au trône furent souvent écrites en vers. Aux frontières de ce genre académique roule, pour l’honneur des poètes, un puissant courant de critique sociale. Certains des plus grands poètes, tels Du Fu ou Bo Juyi des Tang, ont dénoncé avec audace et violence les maux séculaires de la Chine, la corruption et l’incapacité de l’administration, la misère paysanne, l’oisiveté luxueuse de la noblesse, la dureté du fisc et de la conscription, les dévastations de la guerre.

À l’époque des Han cependant, la vie de cour et le prestige des hommes de lettres favorisèrent l’émancipation de la littérature qui conquit peu à peu son autonomie. Les spécialistes du « récitatif » (fu ), le grand genre littéraire de l’époque, prirent une position ambiguë. Ils feignaient encore de se poser en défenseurs de la morale, mais donnaient en réalité tous leurs soins à l’art du discours, dont ils firent l’une des parures de la cour. Le souverain le plus entreprenant de la dynastie, Wudi, chargea le Bureau de la musique (Yue fu) de cultiver la musique rituelle de l’Antiquité. Sous les auspices du Yue fu se développa, pour le plaisir des grands, une poésie chantée d’inspiration nouvelle, sentimentale et nostalgique, promise à un grand avenir. Nous avons conservé le texte de quelques pots-pourris de cette époque où sont rassemblés, pêle-mêle, des bribes de thèmes à la mode. Ces documents prouvent que, dès la dynastie des Han, les poètes de cour avaient sélectionné, cultivé et associé en faisceau quelques-uns des principaux thèmes d’avenir du lyrisme classique.

La poésie n’était pas seulement l’ornement des cours princières; elle s’épanouissait dans les cercles littéraires et, compagne des mondanités de la haute classe, elle se faisait dans ce milieu tour à tour descriptive, narrative, élégiaque, épigrammatique. Dans la plus ancienne anthologie littéraire chinoise, le Wen xuan (VIe s.), où les œuvres sont classées par genres, la rubrique poétique la plus étendue est celle des « Hommages et réponses », c’est-à-dire des pièces de vers que les lettrés échangeaient entre eux. Ces ouvrages pouvaient traiter de sujets variés, mais le compilateur du recueil a estimé que leur fonction sociale leur assurait une certaine unité. Il arrivait aussi que par jeu, ou sur l’ordre d’un mécène, les lettrés d’un même cercle se missent à composer chacun une pièce de vers sur un thème imposé. La comparaison de ces poèmes parallèles, notamment pour l’époque Jian’an (196-220), à l’aube de la poésie classique, est pour nous pleine d’enseignements.

Aux thèmes qu’a suscités la sujétion de la poésie à la morale, ou son insertion dans la vie de cour et de société, il faut opposer la poésie de l’évasion. De même que le confucianisme, le taoïsme et plus tard le bouddhisme ont eu leur poésie. Rebelle aux contraintes de la vie sociale et contempteur de la civilisation, l’ermite taoïste se réfugiait dans la nature. Il cherchait dans la retraite, dans l’alchimie et l’excursion mystique, les voies d’une union plus étroite avec le dao. Ces aspirations s’exprimèrent dans une grandiose poésie de la nature: une nature de rêve, espaces éthérés parcourus de randonnées extatiques, montagnes fantastiques peuplées de génies, îles mythiques des Immortels. Ce n’est que vers l’époque des Six Dynasties que la nature, peu à peu « laïcisée », fut aimée et décrite pour sa beauté. À partir des Tang, fonctionnaires et grands seigneurs prirent l’habitude, sans renoncer à leur carrière, de goûter les joies de la nature. L’art du paysage connut alors le même éclat en poésie qu’en peinture. Il eut naturellement ses thèmes de prédilection, tels ceux de l’excursion ou du séjour en montagne.

Un large complexe poétique

Le classement des fonctions de l’activité poétique et le recensement des thèmes qu’elles ont suscité ne constitueraient encore, fussent-ils complets, qu’un simple tableau analytique. Or, quelle que soit la diversité de l’univers poétique chinois, il se trouve qu’un certain nombre de thèmes fondamentaux qui le composent, loin de cultiver dans l’isolement leur originalité, se lient entre eux par de constants appels réciproques. Il ne suffit donc pas, pour décrire le monde poétique chinois, d’énumérer et d’analyser ces thèmes principaux: c’est le système qu’ils constituent qu’il faut embrasser dans son ensemble. Et c’est le système entier que le lecteur doit avoir présent à l’esprit s’il veut pleinement goûter, avec ses résonances, tout poème qui, en traitant l’un de ces thèmes, se situe en un point quelconque du réseau. La plupart de ces thèmes sont universels, mais ils forment en Chine un complexe original, qui déborde les barrières historiques et sociales, puisqu’on le retrouve, avec une ampleur variable, à toutes les époques et dans toutes les classes.

La situation d’absence

Le foyer de ce complexe, d’où rayonnent les voies qui mènent, de proche en proche, à chacun des grands thèmes, est une situation de séparation, où peuvent se trouver placés plusieurs types de héros, notamment la femme, le voyageur, le soldat et l’exilé. La femme qui espère le retour d’un mari ou la jeune fille (ce n’est qu’une variante du cas précédent) qui attend la venue d’un prétendant, tel est, sans doute, le personnage le plus commun de la poésie chinoise. Comme les autres types analogues, elle apparaît dans un environnement d’objets qui constituent un répertoire de motifs conventionnels. Architectures et mobiliers, éléments naturels et créatures animées, ces objets n’ont pas de vie propre. Ce sont des symboles. Les vêtements, les couvertures et les rideaux, superbes ou négligés, ne valent que comme signes, d’une inutile beauté dans le premier cas, d’une consomption funeste dans le second. Le clair de lune est vu comme un trait d’union, car il attire à la même heure les regards des amants séparés. Les oiseaux qui passent au ciel, les animaux qui fuient dans la nuit vont seuls ou par couples, image symétrique ou antithétique de la situation du sujet. Si la mousse pousse sur le seuil ou les herbes sur le sentier, c’est pour effacer les pas de l’absent ou parce que la solitaire s’abandonne, inactive, à son chagrin. Les attitudes du personnage, de même, semblent fixées par des conventions comparables à celles qui règlent au théâtre le jeu des acteurs: la femme se retourne sur son lit, se relève, déambule, scrute l’horizon, mouille de larmes son habit ou les vantaux de la porte, et chacun de ces gestes hiératiques est le signe d’une émotion nouvelle.

Le personnage du voyageur est environné lui aussi d’une série de motifs, dont certains lui sont propres, comme ceux qui concernent les peines du voyage. Mais il partage de nombreux motifs avec l’héroïne précédente, et sa solitude s’exprime par les mêmes images, ses sentiments par les mêmes attitudes. Aussi la situation du voyageur est-elle souvent décrite telle que l’imagine de loin son épouse, dont la pensée glisse de sa propre solitude à celle de son partenaire. Parfois même, il est impossible de déterminer avec certitude la situation du sujet. Les exégètes se partagent, qui pour l’épouse, qui pour le voyageur, alors qu’il conviendrait de reconnaître dans le personnage contesté un être ambigu, dont l’unique propriété claire, qui est d’incarner l’état de séparation, peut animer à volonté des rôles différents. Ce thème du couple séparé tient en Chine une place considérable. Sa vogue explique la popularité d’une antique légende, souvent traitée par les poètes et célébrée dans toute la Chine lors de la fête de la mi-automne: l’étoile du Bouvier et celle de la Tisserande, que sépare la Voie lactée, dessinent au ciel le modèle de cette obsession.

La guerre et l’exil sont des cas particuliers de l’absence, mais d’une telle importance qu’ils méritent d’être considérés comme des thèmes originaux. La guerre, en littérature, c’est surtout la campagne lointaine, qui se déroule aux confins de l’Empire dans un décor de motifs anciens: le franchissement des passes, les horizons désertiques, la construction de la Grande Muraille, la mélancolie des flûtes et des trompes barbares, les hécatombes et les champs d’ossements. Si ce thème de la guerre peut être traité pour lui-même, parfois sur le mode de l’exaltation triomphante, plus souvent sur celui de l’horreur, il s’intègre d’ordinaire à notre schéma par les liens qu’il entretient avec ceux de la séparation et de la mort. Quant au sort de l’exilé politique, il a dès les origines, avec le Shi jing et les Chu ci , inspiré quantité de poètes. Or l’exilé, trait remarquable, ressemble comme un frère aux trois personnages précédents. Il est avant tout, lui aussi, un « séparé ». Pour éclairer ce point, il faut passer des situations aux sentiments qu’elles déterminent.

Le sentiment de la séparation

Chez l’épouse esseulée, chez le voyageur errant, la pensée de l’autre, de l’absent, l’emporte sur tout autre sentiment. Les poètes ont rivalisé de délicatesse dans l’évocation de cette affliction. La confession ou l’épanchement directs sont parfois relayés par la variante du rêve: le sujet, dans son sommeil, se croit rejoint par l’aimé, fugitive apparition. Cependant, ce sentiment ne s’exprime guère à l’état pur. Il se mêle à d’autres émotions, annexant ainsi plusieurs grands thèmes au système poétique qu’il domine. Rien d’étonnant sans doute si le voyageur éprouve le regret de son pays natal, thème aussi profond dans la poésie chinoise que dans l’allemande. Mais la nostalgie tend également à se confondre avec la tristesse de la séparation; vers la patrie et l’être aimé se tourne une aspiration unique. À travers ce thème de la nostalgie, à travers aussi ceux de la guerre et de la fuite du temps, nous atteignons, à quelque distance du centre de notre système, le thème du retour au pays natal, du pèlerinage sur les lieux familiers d’autrefois, souvent ravagés par les années, ou même de la visite des sites anciens, prétexte à méditations sur l’histoire et la mort.

Autant que les sentiments du simple voyageur, ceux de l’exilé sont liés au thème central de la séparation. La figure ambiguë de l’exilé politique, la plus curieuse de tout ce complexe poétique, y joue pour ainsi dire un rôle de catalyseur. Depuis l’Antiquité, le pouvoir est idéalement exercé dans l’État par un couple, celui du souverain, qui règne en vertu du mandat céleste, et du sage, son bon conseiller, qui inspire les décisions du gouvernement. Cette théorie n’a cessé de justifier les ambitions politiques des lettrés. Elle a guidé les historiens lorsqu’ils rédigeaient la biographie des grands souverains, loués davantage d’avoir su choisir et écouter leurs ministres que d’avoir eu eux-mêmes du génie. C’est elle aussi qui a inspiré aux poètes l’allégorie qui nous intéresse ici. Le couple du prince et de son ministre y est représenté comme un couple d’amants. Voilà pourquoi les exilés politiques, tel Qu Yuan, le plus illustre de tous, ont si souvent déguisé leur ressentiment sous le voile d’une fiction sentimentale. L’exilé, rejeté par son prince, ce sera tantôt l’épouse qui espère le retour d’un mari inconstant, tantôt le voyageur condamné à errer loin de ses amours. C’est dans les Chu ci que cette allégorie montre toute sa richesse: les thèmes de l’amour, de la gloire politique et de la patrie y sont intimement mêlés dans le rêve multiforme d’un paradis perdu. L’influence de l’exilé des Chu ci sera si grande sur la poésie classique que, désormais, les commentateurs ne pourront plus s’empêcher de déchiffrer, dans le plus naïf des poèmes de séparation ou d’errance, une allusion à un drame secret. Leurs interprétations peuvent sembler ridiculement controuvées. Mais les poèmes qu’elles alourdissent, et auxquels on s’empresse aujourd’hui de rendre leur grâce insignifiante, ouvraient aux Anciens les avenues d’un royaume imaginaire dont la tradition liait entre elles toutes les régions.

Il est un autre thème encore qui se greffe sur ce schéma et communique avec ses parties essentielles, celui de la fuite du temps et de la mort. Les personnages associent couramment la méditation du temps à leurs aspirations. En effet, la hantise du temps qui passe n’est pas pour eux une crainte vague, un spleen diffus. Ils éprouvent la fuite du temps comme une menace d’échec, comme un péril qui risque d’emporter leurs espoirs. Plus le temps passe, plus leur disgrâce semble définitive. Aussi les symboles de l’écoulement du temps apparaissent-ils en grand nombre autour de chacun d’eux, par exemple de l’héroïne solitaire: ce sont le vent du printemps qui balaie les fleurs, la pluie et les feuillages jaunis de l’automne, le chant du loriot ou le départ des oies, le cours des eaux ou le mouvement des astres. Cette sensibilité aux moindres signes de l’impermanence n’est pas moins vive chez le voyageur, le pèlerin des ruines, le soldat ou l’exilé. Enfin, branchées sur ce thème fondamental, se déploient, aux limites de notre cadre, les larges ramures de la poésie épicurienne, de la célébration de l’ivresse ou des fêtes, qui prennent souvent leur point de départ dans l’angoisse du temps qui passe.

Ce complexe poétique, décrit ici à grands traits, n’englobe qu’une partie des thèmes principaux de la littérature chinoise, mais la plasticité des éléments, riches d’ambiguïtés, dont il se compose, la portée de leurs sollicitations et la souplesse de leurs combinaisons ont séduit la plupart des poètes. Non sans se répéter, ils ont cultivé ce système d’âge en âge, ils ont approfondi ses implications, et créé ainsi une sorte de long poème de la frustration.

8. La critique littéraire

Perspectives historiques

La notion de littérature ne se dégage que progressivement au sein de la culture de la Chine ancienne et, à l’origine, la tradition chinoise du commentaire intègre le fait littéraire à des considérations plus générales, d’ordre moral et politique: quand Confucius recommande la lecture du Classique de la poésie , le Shi , c’est pour utiliser ce texte comme référence fondatrice de son propre discours et mettre en valeur l’aptitude du poème à stimuler la conscience dans le sens d’un progrès de la personne. Une telle conception du commentaire, qui aboutit à de vastes ensembles critiques dès l’époque des Han (aux alentours de l’ère chrétienne, en particulier chez Ma Rong et Zheng Xuan), continuera longtemps à ne point dissocier l’interprétation textuelle du souci essentiellement pragmatique qui caractérise toute la pensée de la Chine antique.

Il faut donc attendre l’effondrement de ce cadre idéologique, à la fin de l’Empire des Han, pour que se fasse jour, avec l’émergence de valeurs purement esthétiques, la prise de conscience d’une véritable spécificité littéraire. C’est au bref essai de Cao Pi, Sur la littérature (Dianlun lunwen ) qu’il revient ainsi de marquer le début de la critique littéraire proprement dite. Le magnifique poème que Lu Ji consacre, au IIIe siècle, à la célébration de l’expérience littéraire est centré tout entier sur les rapports qui relient sens (yi ) et expression (wen ) ainsi que sur l’importance des qualités d’équilibre, permettant, seules, d’atteindre la beauté. De même, au Ve siècle, dans la Préface de son traité Sur la poésie , le Shipin , Zhong Hong tente de rendre compte globalement de l’essence du langage poétique et il retient aussi de la tradition contemporaine d’évaluation par niveaux (pin ) l’idée nouvelle d’un classement des poètes par degrés de qualité (tradition qui prévaut également dans le domaine de la critique picturale et calligraphique). Une telle réflexion critique, attentive à la valeur littéraire des œuvres, aboutit logiquement à la constitution d’anthologies littéraires dont le Wenxuan de Xiao Tong (VIe s.) offre l’exemple le plus illustre.

S’il existe une œuvre d’ensemble dans le domaine de la réflexion théorique et critique concernant la littérature au sein de la culture chinoise, c’est à coup sûr le Wenxin diaolong de Liu Xie, au VIe siècle, puisqu’il traite à la fois de l’origine de la littérature, du statut des classiques et des différents genres littéraires, de même que de l’expérience de l’écrivain et des divers modes de l’expression littéraire. Par la variété des influences qui l’enrichissent (confucéenne mais aussi bouddhique), par la diversité des aspects envisagés ainsi que par la profondeur de son intuition du phénomène littéraire, l’œuvre de Liu Xie apparaît aujourd’hui comme une somme unique dans toute l’histoire de la réflexion sur la littérature, en Chine et hors d’elle, – même si la tradition chinoise ne s’y est vraiment intéressée qu’à partir d’une époque très récente.

En effet, la tradition des lettrés ne poursuivra guère dans le sens d’une réflexion aussi continue et organisée. Dès l’époque suivante, sous les Tang, la réflexion littéraire s’exprime surtout par des lettres (telle la célèbre lettre adressée par Bo Juyi à Yuan Zhen, qui reste un des exposés les plus représentatifs de l’interprétation confucéenne de la littérature) ou par le biais de l’expression poétique, comme dans le Shipin de Sikong Tu, où est évoquée allusivement, en vingt-quatre poèmes, la diversité des modes (et des mondes) poétiques.

Cette tendance à ne pas laisser le commentaire se constituer en analyse systématique et explicite s’affirmera de plus en plus avec la tradition des « propos sur la poésie » (shihua , cihua ), qui devient le genre le plus courant du commentaire dès les Song, à partir du IIe millénaire de notre ère. Mais, pour inorganisés qu’ils soient, de tels propos ne manquent pas d’intuitions ponctuelles d’une grande richesse. Retenons, parmi les plus marquants, ceux de Yan Yu sous les Song (Canglang shihua ), qui sont restés célèbres dans la mesure où ils présentent la première interprétation d’ensemble du phénomène poétique en termes d’intuition bouddhique; ceux du philosophe Wang Fuzhi au XVIIe siècle (Jiangzhai shihua ), qui ont mis le mieux en valeur l’étroite corrélation existant entre émotion et paysage – expérience subjective et objective – au sein de l’expérience poétique; ceux de son contemporain Wang Shizhen (Daijingtang shihua ), qui est sans doute allé le plus loin dans la conception de l’expérience poétique comme aspiration à transcender l’immédiateté des phénomènes (notion de shenyun ) ou, plus près de nous, ceux de Chen Tingzhuo (Baiyuzhai cihua ), à qui l’on doit une des interprétations les plus fines, dans la tradition des Changzhou cipai , de la poésie du ci . Par rapport au caractère particulièrement pénétrant de ces commentaires, l’œuvre d’un Shen Deqian (Shuoshi zuiyu ) représente une réflexion moyenne qui est à la base de la conscience chinoise de la poésie, de même que celle d’un esthète comme Yuan Mei (Sui yuan shihua ) peut servir d’exemple représentatif de ce type de discours critique.

La tradition du genre poétique est si importante au sein de la culture lettrée qu’il faut attendre bien des siècles avant que la critique littéraire ne soit conduite à prendre en considération les genres littéraires les plus récents: au XVIIIe siècle, Jin Shengtan est le premier à s’intéresser d’un point de vue critique au grand roman des Bords de l’eau (Shuihuzhuan ), de même qu’à la célèbre pièce du théâtre des Yuan, Le Pavillon de l’ouest (Xixiangji ). Ce n’est que progressivement que les autres grandes œuvres en langue vernaculaire deviennent aussi l’objet d’un commentaire (ainsi le commentaire Zhiyanzhai du célèbre Rêve dans le pavillon rouge [Hong loumeng ]) et il faut attendre, en fait, le début du XXe siècle pour que roman et théâtre soient considérés comme appartenant de plein droit à la littérature.

Les fondements de la poétique

La réflexion consacrée à la littérature en Occident a porté d’abord sur les genres de l’épopée et du théâtre (tragédie et comédie) et c’est de l’analyse objective de ces types d’œuvres ainsi que des modes de discours qu’elles mettent en jeu – comme « formes » d’art – que sont nés, dans une perspective éminemment philosophique, ses concepts fondateurs. Mais qu’on se représente une tradition littéraire qui n’a pas connu de tels genres au départ de son histoire, et dont l’expérience privilégiée, loin de cultiver la philosophie comme discours spéculatif et théorique, a été essentiellement celle de la poésie (et d’abord de la poésie lyrique) ainsi que des classiques, institués comme textes fondateurs de cette culture: de cette différence de la production littéraire (et de la diversité des facteurs anthropologiques, sociologiques, linguistiques, dont celle-ci découle dans l’une et l’autre culture) naît un décalage essentiel dont la conception du phénomène littéraire porte la trace sensible.

Une autre représentation du phénomène littéraire

Ainsi, tandis que toute la tradition occidentale de l’âge classique conçoit sous le mode de l’« imitation » (mimesis ) le rapport de l’art (et par conséquent de la littérature) avec la « nature », la conscience chinoise du wenmotif », « figuration », mais aussi ordre originel inhérent aux phénomènes ainsi que « culture », « civilisation » et, finalement, au confluent de tous ces sens, « texte littéraire » et « beauté formelle ») s’est conçue comme émanant directement d’un ordre dynamique du monde – qui, lui aussi, est un mode du wen – sans impliquer la séparation préalable – ni la rupture – que suppose toute entreprise d’imitation. De même, la tradition occidentale – de Pindare ou Platon jusqu’à Hölderlin et Blanchot – valorise la notion d’une « inspiration » poétique (quand la conscience créatrice fait l’expérience, à l’origine de son discours, d’un ailleurs qui la transcende): la représentation de la littérature en Chine, au contraire, n’a pas éprouvé le besoin de se forger une telle conception – plus mythique d’ailleurs que proprement théorique. Pour elle, l’émergence de l’émotion (gan ) incitée (notion de xing ) au contact du monde (l’ordre du wu , en rapport avec la conception confucéenne d’une « nature émotionnelle » de l’homme, qingxing ) ainsi que l’avènement spontané du poème (valorisé par la disponibilité esthétique recommandée par la tradition taoïste) lors de la rencontre, éminemment féconde, qui se produit, dans l’intériorité humaine, entre subjectivité et extériorité (« émotion » – » paysage », jing/qing ), suffisent à rendre compte de la totalité d’une activité poétique intégrée au sein d’un processus de mutations mondaines beaucoup plus vaste, sans qu’il soit nécessaire de faire appel à la représentation – associée aux mythes occidentaux de la « genèse » – d’une véritable création.

C’est que, sans doute, la représentation la plus originelle du phénomène poétique en Chine relève d’un imaginaire du vent (feng , cf. la tradition des Guofeng dans le Shijing ) comme ce « souffle léger » qui, sans peser sur la conscience, oriente néanmoins celle-ci positivement au travers des sollicitations qu’exerce sur la sensibilité la suggestivité du discours poétique (et c’est en ce sens qu’une fonction morale de la poésie paraît éminemment naturelle aux yeux de la tradition chinoise). Au sein de la conscience réceptrice, l’appréciation de la poésie – et de la littérature en général – s’identifie à l’art exigeant de la « savouration » (notion de wei ) grâce auquel la conscience peut dépasser la saveur trop marquée du simple contact pour appréhender le précieux « surplus de saveur » (yuwei ) qui est le signe sensible de toute profondeur esthétique: « au-delà de la saveur » existent d’autres saveurs plus essentielles qui, transcendant la valeur initiale, ouvrent un champ d’autant plus vaste à l’itinéraire de la subjectivité. Comme telle, cette pratique de la « savouration » conduit logiquement à une esthétique de la fadeur (pingdan ) puisque c’est bien la saveur la plus fade (à l’image de celle de l’eau) qui, sous le couvert d’une neutralité apparente, oriente la conscience vers la découverte de valeurs d’autant plus infinies qu’elles sont d’abord implicites et suscite, comme expérience, intuitive et donc peu communicable, l’aventure la plus riche et la plus intense.

L’inexprimable et l’image poétique

S’il est un inexprimable dans la tradition confucéenne, il est directement en rapport avec la représentation d’une nature émotionnelle de l’homme (qingxing ) qui, incitée immédiatement par l’ordre du monde, tend spontanément à favoriser le déploiement analogique de l’émotion suscitée. D’où la conception fondamentale du xing (comme motif évocateur), dont l’ambiguïté – et aussi la richesse – comme notion critique, tient à sa double détermination: à la fois motif « initiateur » (suscité au contact du monde) du point de vue de la motivation du poème et mode privilégié de l’image (introduisant un développement thématique d’ordre psychologique et moral), du point de vue de son interprétation sémantique. Si l’exégèse des lettrés a tendu parfois à interpréter le xing d’un point de vue trop strictement politique (comme l’expression indirecte d’une remontrance qui ne peut s’énoncer explicitement, tradition de Zheng Xuan) ou par une élucidation trop minutieuse du référent (comme encore chez Chen Hang), il est néanmoins d’autres interprètes du xing qui ont su se dégager de toute interprétation trop allégorisante (tels Zhou Ji ou Chen Tingzhuo) et lui reconnaître une richesse polysémique indissociable de la polyvalence essentielle qui caractérise, dans son jaillissement immédiat, toute émotion intensément vécue.

Alors que la richesse de la conception du xing est fondée sur la conscience d’une indétermination originelle – et féconde – de l’émotion, le versant taoïste de la pensée chinoise a développé très tôt, quant à lui, la conscience métaphysique d’un inexprimable qui est celui du Dao comme Absolu (le « Dao » ne peut être nommé ou, s’il est nommé, il n’est plus lui-même). Dans la tradition du Zhuangzi , selon laquelle les « mots » ne sont qu’un outil « grossier » parfaitement inapte à appréhender l’essentiel, la spéculation néo-taoïste a tendu à favoriser (en rapport avec la riche tradition herméneutique attachée au Livre des mutations , Zhou yi , notamment chez Wang Bi) la quête d’un sens (yi ) qui est atteint au-delà de la représentation (et d’abord celle de l’hexagramme, xiang ). Elle introduit à une appréhension d’autant plus intime et essentielle que celle-ci procède – conformément à l’éthique que développe ultérieurement la tradition bouddhique et plus particulièrement chan (zen en japonais) – d’un détachement radical à l’égard de la contingence illusoire des phénomènes, qui, seul, permet de nous faire accéder à l’expérience immédiate du caractère ineffable de leur présence: pour être appréhendée dans la plénitude infinie de son existence spontanée, toute manifestation phénoménale est donc appelée à se transcender elle-même comme « paysage au-delà du paysage » selon l’expression de Sikong Tu, à travers les qualités de « limpidité » (qing ) et d’« éloignement » (yuan ) qui constituent, dans la perspective de Su Dongpo ou de Wang Shizhen, l’originalité de sa dimension esthétique. Critique poétique et critique picturale se rejoignent dès lors au sein d’une démarche commune grâce à laquelle le moindre signe est infiniment riche de la qualité d’absence ou de « vide » qui lui est inhérente et coopère à sa manifestation.

Puisque aux yeux de la tradition chinoise l’essentiel est le plus souvent rebelle à une énonciation directe et explicite, il n’est pas étonnant que, vis-à-vis de la littérature elle-même, cette tradition ait favorisé l’épanouissement d’un commentaire qui, pour volumineux qu’il soit, se manifeste davantage sous forme de notes ou de remarques qu’à travers l’épaisseur d’une analyse systématique (d’où la riche tradition des « Propos sur la poésie », shihua, cihua , qui est l’aboutissement d’une telle tendance): loin de se situer au simple plan de la représentation, comme objet d’un discours « scientifique », la richesse textuelle est appelée à s’intégrer intimement à la subjectivité du lecteur par l’expérience d’une savouration qui érige la jouissance de la littérature en une initiation, aussi exigeante qu’élitiste: celle de la tradition des lettrés.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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